OPÉRA AU CINÉMA – Le Royal Opera House explore les contrastes en cette fin de saison de retransmissions en direct. Après le cadre japonisant particulièrement intimiste de Madame Butterfly, dans une mise en scène traditionnelle créée il y a plus de vingt ans, la salle londonienne joue au grand écart en proposant la séance d’après une toute nouvelle production de Carmen, mise en scène par Damiano Michieletto, résolument moderne et sensuelle.
Quand Cio-Cio San est l’incarnation même de la fidélité, Carmen est celle de la liberté, physique et morale. Leur destin n’en est pas différemment tragique. Est-ce dû à la fatalité ? Le metteur en scène italien joue en tout cas cette carte.
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Entre tarot et taureau
Il y a un personnage nouveau dans cette Carmen. Il est vrai qu’on en parle beaucoup mais qu’on ne le voit jamais. Chantée via son émissaire protectrice Micaëla, la mère de Don José est évoquée à de nombreuses reprises dans le texte, dès le début de l’œuvre. ‘Ma mère, je la vois, oui je revois mon village’ chante son fils. Ici, elle existe physiquement, muette et invisible aux yeux des autres protagonistes, en costume de deuil noir, cachée sous une grande mantille. C’est elle qui tire d’un jeu de tarot le destin de Carmen, comme elle le fera elle-même plus tard : la Mort. Encore la Mort, toujours la Mort. Décidément cette pauvre Carmen ne pourra pas y couper, car la mère de Don José l’a à l’œil, et le sien est particulièrement noir. Le vrai combat de taureau se joue entre elles, entre la liberté et la morale, et Carmen passe à l’as.
Éventails, oranges et cigarettes
Sous cette chape de fatalisme évolue tout de même le reste de l’opéra.
C’est sous une chaleur de plomb qu’il débute. Ça flâne, ça s’évente, ça discute en attendant les cigarières. L’action est près de notre temps, très cinématographique, évoquant parfois Almodóvar dans les choix colorés très tranchés des costumes. Changement d’ambiances grâce à un plateau tournant dévoilant l’intérieur d’un poste de police de campagne au premier acte, celui d’une boîte de nuit au deuxième, puis un hangar de contrebande au trois pour finir avec une loge d’où sortent les toreros pour l’acte final. Les lumières d’Alessandro Carletti finissent de dessiner les tableaux et les atmosphères, qui naviguent entre chaleur crue et glauque, dans des ambiances nocturnes. Les néons côtoient le néant, et l’espace, quand le chœur ne l’habite pas, est souvent inquiétant. La menace n’est jamais loin.
Un chœur qui tombe à pic
Apportant un souffle de légèreté bienvenu à l’ensemble, les interventions du chœur d’enfant sont particulièrement réussies, tant du point de vue scénique que vocal. Les petits chanteurs trouvent leur juste place, déguisés en cow-boys, marchant la tête haute, comme de petits soldats, parcourant le plateau, idéal terrain de jeu, avec énergie, envie et humour. Eux ne soucient pas de ce qui se trame chez les grandes personnes. Parfaitement en place techniquement, dans un excellent français, ils rivalisent de professionnalisme avec le chœur d’adulte qui partage les mêmes qualités, le volume sonore et l’équilibre en plus. Certains tirent la mauvaise carte du jeu, d’autres en tirent l’épingle !
Une distribution pleine d’atouts
Sous la baguette engagée et précise d’Antonello Manacorda qui ménage pourtant ses gestes et accorde une grande confiance à l’orchestre maison, se déploient de riches couleurs, en particulier du côté des vents et des percussions. Le mordant de l’interprétation peine toutefois à trouver son écho vocal en tout début de soirée, le Moralès de Grisha Martirosyan se heurtant un peu à la diction du français et aux voyelles nasales, mais il compense avec une voix sonore et très timbrée. Il est accompagné par le Zuniga de Blaise Malaba, nonchalant chef de police à la voix large et assurée. Intervient au milieu de ces messieurs la Micaëla d’Olga Kulchynska, proie facile à grosses lunettes et col boutonné jusqu’au cou, tel un personnage de bande-dessinée, jeune ingénue à la voix équilibrée et retenue, qui déploie plus tard toute sa témérité dans son air de l’acte III, abordé avec autant de subtilité que de vaillance et agrémenté d’aigus lumineux. Du côté des bohémiens, Pierre Doyen est un Dancaïre expressif et très à l’aise vocalement. Il partage une diction irréprochable du français avec son compatriote Vincent Ordonneau dans le rôle du Remendado, plus effacé scéniquement mais dont le ténor brillant se détache aisément dans les ensembles. Ensembles partagés par Sarah Dufresne et Gabrielė Kupšytė, respectivement Frasquita et Mercédès, touches de couleurs dans les tableaux parfois sombres, qui se révèlent toutes les deux piquantes, la première capitalisant sur les hauteurs de sa tessiture, la deuxième dans l’ambre du médium.
L’Escamillo de Kostas Smoriginas est un homme mûr, assez intérieur, laissant son charme opérer seul. La voix est ronde, un peu en-dedans, mais supportée par un long souffle bien tenu avec panache. Son rival est interprété par un habitué du rôle et des scènes internationales. Piotr Beczala est un Don José très touchant et tourmenté, à la voix assurée et bien projetée, parfois au détriment de quelques touches plus subtiles, notamment dans le duo du premier acte avec Micaëla. À la fin, cette franchise dans l’émission vient cependant composer un personnage entièrement impliqué dans le drame. La Carmen d’Aigul Akhmetshina apporte la touche finale à un tableau déjà très positif, toute en force et sensualité. La chanteuse sait ménager les effets et se montre maîtresse de sa voix, passant avec aisance dans tous les registres et maîtrisant particulièrement le grave poitriné, asseyant ainsi son autorité avec naturel. Les habitués des retransmissions du Royal Opera auront pu découvrir une autre facette de l’interprète, elle qui avait chanté Rosina dans Le Barbier de Séville la saison dernière, dans une mise en scène d’une tout autre énergie mais du même Michieletto, et dans une autre version en direct de Londres.
Ce sera également une tout autre ambiance pour le prochain direct, en pleine Révolution Française, avec Andrea Chénier et Jonas Kaufmann dans le rôle-titre.