OPÉRA – L’Opéra de Saint-Etienne fait revivre Le Tribut de Zamora, dernier opéra de Gounod dans une mise en scène par Gilles Rico, avec Hervé Niquet à la direction de l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire.
La dernière folie de Gounod
Même de la plume du grand compositeur Charles Gounod, cet opéra pourrait vous sembler inconnu, et pour cause ! Depuis sa création en 1881 jusqu’à ce jour, il n’a été présentée qu’une seule fois dans son intégralité en version concert, à Munich en 2018, et a été immortalisée dans un enregistrement proposé par le Palazzeto Bru Zane – Centre de Musique romantique française. En co-production avec l’Opéra de Saint-Étienne, la diffusion de cette œuvre méconnue mais pourtant riche en musique et en émotions se poursuit. Dernier opéra du compositeur français, son histoire, critiquée à l’époque pour son livret jugé « trop faible », mêle politique, amour et tragédie :
En Espagne, Manoël et Xaïma, née orpheline, sont sur le point de se marier lorsque Ben-Saïd, messager du Calife, et son armée rappliquent afin de récupérer une dette de cent vierges que les chrétiens doivent sacrifier au peuple musulman, suite à leur défaite à Zamora. Tirée au sort avec son amie Iglésia, également orpheline, Xaïma se retrouve emprisonnée entre les griffes de Ben-Saïd. Manoël tente de la sauver, aidé par Hadjar, le frère de Ben Said à qui il a sauvé la vie lors de la guerre à Zamora. Emprisonnée dans le harem de Ben-Saïd, la malheureuse fait la rencontre d’Hermosa la Folle, qui n’est autre que sa mère, survivante de la bataille. Ensemble et rejoints par Manoël, ils tentent de s’échapper du harem et finissent par triompher de cette prise d’otage.
Un autre délire
Mais c’est une toute autre aventure que nous propose le metteur en scène Gilles Rico, accompagné de Bruno de Lavenère à la scénographie. La version située à la fin du XIXe siècle nous plonge dans une chambre d’hôpital où les sujets de démence et de folie psychédélique passionnent scientifiques et médecins. Le neurologue Jean-Martin Charcot (alias Ben-Saïd) de l’hôpital de la Salpêtrière de Paris prend donc en charge la jeune patiente Xaïma, subissant une sorte de schizophrénie due au tribut de sa ville natale, Zamora. Après avoir été hypnotisée et prise d’une crise psychédélique sur son lit d’hôpital, nous entrons dans sa tête, ressassant les douloureux souvenirs de Zamora, ponctués par des moments d’espoir et de calme apaisés par l’amour.
En maître de cérémonie, Ben-Saïd va prétendre être le sauveur de sa démence, devenant son pire cauchemar en voulant la rendre à sa merci. Un enchainement de tableaux horrifiques, laisse présager le pire pour la jeune mariée. Par exemple, le réveil de Xaima dans le harem de Ben-Said, où de jeunes filles (Eloïse Plasse, Swan Bélémy, Nitya Peterschmitt et Julie Jurado) aux visages cachés par un masque de têtes de morts l’encercle. Une fois retrouvée par sa mère, la Hermosa, et encouragée par Manoël à retrouver sa liberté, elle révèle une soif de vengeance obsessionnelle envers les filets de Ben-Saïd et le tue sans remords afin de sauver son âme. Le calvaire est terminé. Elle pense retrouver la paix aux côtés de son jeune époux jusqu’à ce qu’un retour rapide à la réalité dans sa cellule d’hôpital brise ce doux rêve. Sans doute causé par le tribut de Zamora, un amphithéâtre ravagé laisse une place centrale où nous voyons l’action se dérouler à travers les mirages.
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Fou et furieux
Des éléments clés faisant référence aux plus grands films d’horreur viennent accentuer l’univers, comme le lit d’hôpital s’élevant dans les airs, faisant allusion à un corps possédé, ou encore dans les costumes, le chœur se présente en habits mortuaires cachant les visages afin de laisser une part de mystère. Les costumes de Bruno de Lavenère sont volontairement morbides et sombres, opposant le noir et le blanc. La blouse blanche de Xaïma sert également de robe de mariée immaculée avant d’être entachée de terre et de sang lors du meurtre de Ben-Saïd. Accompagnées de chorégraphies imaginées par Jean-Philippe Guilois mettant en scène des danses macabres ou encore des déplacements tels des âmes égarées déjà consumées par la folie, créant ainsi des tableaux sombres. Les lumières créées par Bertrand Couderc créent des atmosphères pesantes et énigmatiques.
Les voix de la raison
- Dans le rôle de Xaïma, la soprano Chloé Jacob se donne corps et âme à son personnage, équilibrant fragilité volontaire et force. Témoin de sa lutte contre la dépersonnalisation, elle marque son personnage par une voix autonome, cherchant à émouvoir autant par un timbre doux et suave dans les moments de répit que par une rage vocale saisissante, allant jusqu’à ses aigus qui allient musicalité et cris d’épouvante, illustrant un profond désarroi.
- Son malheureux fiancé, Manoël, seul voix de raison dans cette histoire, est chanté avec bravoure par le ténor Léo Vermot-Desroches, dont le jeu scénique et vocal reste constant et solide. Avec sa voix ronde et vibrante, il demeure invincible face aux péripéties et tourments incessants de son rival. Ses aigus, légèrement voilés au premier acte, s’estompent pour laisser place à un son plus stable et solide, notamment lors des scènes d’ensemble où sa voix se fait davantage entendre.
- Jérôme Boutillier, qui incarnait le Roi dans l’enregistrement CD de 2018, succède à un autre baryton dans le rôle du sournois et tenace ravisseur, Ben-Saïd. Accentuant cette double facette tournant à l’obsession envers Xaïma, son timbre carnassier et sanglant s’ajuste parfaitement au tempérament tyrannique du personnage. Le chanteur déploie de belles vocalises chaudes et luisantes, s’emparant de chaque mot avec fermeté, rendant ses interventions imperturbables. Son air « Je m’efforce en vain de te plaire » met en valeur les vrais sentiments à l’égard de Xaïma par de douces nuances, la suppliant de l’aimer en retour.
- La Hermosa, interprétée par la soprano Elodie Hache, s’attache à tenir une forte hystérie convaincante. Prise dans une forme de paranoïa, elle se libère lors des retrouvailles avec sa fille, la ramenant soudainement à la réalité. Sa voix sombre et vibrante éclate dans de ténébreux graves ainsi que des aigus frissonnants et perçants, parfois un peu rigides au début, mais s’assouplissant par la suite.
- Iglésia, jouée par la soprano Clémence Barrabé, dégage une voix bien charnue et élancée, exprimant une tragédie profonde et prononcée en étant également prise dans les pièges du malfrat Charcot/Ben-Saïd, sombrant dans la dépression.
Quant au Roi, déchu de ne pouvoir rompre la terrible dette des cent vierges, et au frère de Ben-Saïd, Hadjar, ils sont interprétés par le baryton-basse Mikhall Timoshenko, dont la voix chaude et limpide laisse de belles lignes chatoyantes et sérieuses.
Le ténor Kaelig Boché annonce le nom tant redouté de manière solennelle dans le rôle de l’alcade Mayor puis du Cadi, sa prononciation éloquente et sa voix légère et légèrement pincée ajoutent à la gravité de ses interventions. - Enfin, le baryton Christophe Bernard incarne le soldat arabe avec des interventions fermes et assurées.
Le chœur Lyrique Saint-Étienne Loire s’immerge également dans la narration en imposant une vision sombre, voire inquiétante, des situations. Comme à l’habitude de Gounod, les scènes de chœur ravissent les oreilles en créant des scènes lugubres et machiavéliques. Le final de l’acte I, « Debout ! Enfants de l’Ibérie », chanté à pleins poumons par un septuor vocal formé par le plateau entier, est une montée musicale éblouissante. Les artistes sont accueillis par un public en transe et ravi d’avoir assisté à cette renaissance pour le moins mémorable ! Un truc de fou…