DANSE – Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga présentent leur dernière création à l’occasion du Kunstenfestivaldesarts à P.A.R.T.S. (l’école qu’elle a fondée à Bruxelles en 1995). Si vous pensiez connaître Vivaldi sur le bout des doigts, le plaisir est prolongé per totum corpus.
Danse de la pluie, et du beau temps
Trois siècles se sont écoulés depuis la première interprétation des Quatre Saisons de Vivaldi. Inspirée par une version récente jouée par Amandine Beyer et l’ensemble Gli Incogniti (ici enregistrée), une nouvelle exploration du dialogue entre nature et culture prend forme à travers le mouvement.
Les deux chorégraphes, déjà complices lors du Kunstenfestivaldesarts 2020 avaient présenté leur projet 3IRD5 @ W9RK dans le jardin urbain de la Maison des Arts. Rassemblé autour d’une même thématique, le corpus des 12 concertos de Vivaldi, Il Cimento dell’Armonia e dell’Invenzione, apporte une lecture naturaliste (écolo avant l’heure ?), à travers le mouvement des saisons. Et aujourd’hui, peut-on encore différencier nos 4 saisons et nos 12 mois comme au temps de Vivaldi ?
« Si l’on considère la chorégraphie comme le reflet de la musique, disons que nous comptons aller jusqu’à la refonte complète. Il nous faut réagencer ce que nous avons déconstruit. C’est là un autre aspect de la démarche : façonner l’œuvre, à l’image d’un artisan qui crée un objet. »
Radouan Mriziga
Si notre éducation sépare les concepts de nature et de culture, les deux chorégraphes tentent un mouvement de réconciliation. Lieu de création originel, la nature s’est progressivement faite domestiquer par la modernité de notre (in)humanité. Dès le moyen-âge, la représentation de la nature servait à honorer le divin, présentant Dieu sous les traits d’une montagne ou dans les fonds dorés des icônes. Progressivement, la nature a remplacé l’espace mystique de la dorure en fond, laissant apparaitre le monde en précision et illustration du mouvement de vie. Au-delà de son aspect visuel, le paysage (lieu de rencontre entre la nature et la culture) engage également une réflexion sur la place de l’homme dans le monde et la volonté de vouloir en ordonner le chaos. Le paysage en tant que concept artistique et philosophique sert de pont entre La nature et NOTRE culture ; NOTRE nature et La culture. D’un côté, il incarne l’idéal de la beauté naturelle et de l’harmonie que notre génération peine à trouver. De l’autre, il est indéniablement façonné par nos perspectives culturelles à travers de nombreux filtres esthétiques, symboliques et idéologiques.
Y’a plus de saisons, ma bonne dame…
Dans Les Quatre Saisons de Vivaldi, le concept de paysage se mêle à celui du temps et des éléments naturels. Les deux chorégraphes explorent cet espace, le mouvement comme examen de la nature et sa géométrie. Face aux enjeux de notre ère, la création permet-elle un équilibre ? Comment pouvons-nous aujourd’hui aborder l’œuvre de Vivaldi (où chaque saison est identifiable) alors que le rythme même de nos saisons actuelles subit des perturbations significatives ? Le duo de chorégraphes cherche ici à déconstruire ce rapport biaisé.
Cette musique, véritable tube, accompagne notre culture post-moderne à travers certaines scènes de films cultes, voir entièrement dans le film de Lars Von Trier Dogville afin de témoigner du passage du temps, ou simplement dans les publicités (Intersport, Vivacité, Opel Astra…). Créée il y a trois siècles au bord de l’Adriatique, au croisement de plusieurs continents, Les Quatre Saisons nous encouragent aujourd’hui à réfléchir à notre position géopolitique et écologique.
Dans cette interprétation, les saisons se transforment en quatre expressions corporelles distinctes, grâce aux danseurs Boštjan Antončič, Nassim Baddag, Lav Crnčević et José Paulo dos Santos, qui incarnent chacun une saison, insufflant vie et mouvement dans cette méditation sur le temps et l’environnement. Vecteur d’image et de sensation épidermique, la musique cherche la chaleur, l’humidité, la peur de l’orage… réussit à soumettre les images mémorielles de nos saisons passés.
Face à ce super tube musical, les artistes s’inspirent de la structure limpide de la partition tout en cherchant une picturalité universelle : peur des variations de températures brusques, scènes bucoliques de l’histoires de l’art, paysanneries et fêtes populaires, mythologie grecque, profils égyptiens, fêtes saisonnières comme le Midsommar suédois, les paysages enneigés de Brueghel, et même une simulation de patinoire et ses chutes mémorables. Les clins d’œil répétés jaillissent à l’esprit : le corps imite le réel. Les aboiement de chiens, les gestes d’oiseaux et les chevaux méfiants, l’humain se mêle à l’animal. Espace de médiation entre nature et culture, la scène reprend les codes géométriques chers à la chorégraphe. Entre épure et répétitivité, le simple de la chorégraphie devient le luxe de notre quotidien surconnecté.
Derrière une fausse simplicité, les danseurs sont tirés à l’extrême de la répétition et de la coordination. Tenus au regard et à la respiration, leur complicité ajoute du naturel à l’ensemble.
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Le temps, l’espace et le mouvement
L’œuvre chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker se caractérise par une immersion approfondie dans la musique, dont elle décortique chaque aspect pour en extraire des clés essentielles. Ces insights se révèlent déterminants pour élaborer le contenu et la structure de ses créations scéniques. Ils orientent la définition du répertoire de mouvements et l’organisation dans l’espace et le temps de ses performances.
Traditionnellement définies par des événements astronomiques, les saisons conditionnent aussi le rapport du temps et de l’espace. Ce calcul du quotidien est la lance du combat chorégraphique de Radouan Mriziga, ancien élève d’Anne Teresa de Keersmaeker. Obsédé par les chiffres, ses pièces pour corps sont nommés 55, 7, 3600, 8,2 … À travers la répétition et la quête de perfection, le corps domestique le geste, pour former la chorégraphie.
Le duo s’est également inspiré d’un poème commandée à l’artiste Asmaa Jama, We, the Salvage. Offert en conclusion d’opus, l’actualité du propos répond au passé de Vivaldi à travers l’évocation de notre pouvoir destructeur et notre futur fossilisé.
The Dark came back and swallowed us and with it the light
I tethered my organs – and told myself to stay
Stay like the fragile gazelle hoping for a new day/last of its kind/ stay – like a seedling/waiting for the sun/
Asmaa Jama