OPÉRA – Ça, c’est du sport. Jouer deux fois une royale trilogie en l’espace de deux semaines, tel est le défi relevé ces jours-ci à Genève. Là, sur la scène du Grand Théâtre, les artistes montent sur le ring (pas celui de Wagner, mais presque) pour faire honneur au bel canto et à l’un de ses plus illustres champions : Gaetano Donizetti. A vos marques…
Voilà donc un agenda sportif, digne de l’Euro de football : six représentations lyriques en moins de deux semaines, au rythme inédit d’un spectacle tous les deux à trois jours. Pire qu’une course de fond, c’est un vrai triathlon ! Car c’est bien de triple effort dont il est question dans un Grand Théâtre de Genève qui, après les avoir joués sur trois saisons d’affilée, programme les trois grands opéras de la trilogie de Donizetti pour les condenser en un cycle faisant office de feu d’artifice de fin de saison.
La poule de la mort
La trilogie de Donizetti ? Une grande fresque historique, centrée autour des dynasties britanniques des Tudor et des Stuart, où trois héros et héroïnes sortent du lot. Anna Bolena d’abord, puis Maria Stuarda, et Roberto Devereux, trois noms pour autant d’opéras dont la reine Elisabeth « the first » est la figure tutélaire. Une reine qui voit d’abord sa mère (Anne Boleyn) mourir sur ordre de son père (Henri VIII) lui préférant une dame de compagnie, puis une même reine qui condamne à mort une Marie Stuart à la fois rivale politique et amoureuse, avant dans l’Épisode III de céder son trône face à une énième désillusion sentimentale nommée Roberto. Que d’intrigues en somme, qui feraient presque passer Dallas pour une gentille sitcom pour adolescents, voire son propre arbre généalogique pour un sudoku de niveau débutant. Reste l’essentiel, dans ce marathon qui, pour les chanteurs, n’est pas une partie de plaisir : la musique.
Le chef nous présente la musique !
Et comme elle est intense, celle-ci, dans ce répertoire donizettien qui constitue l’acmé du bel canto. C’est le cas dans ce Roberto Deveureux donné devant une salle sacrément garnie et qui trouve vite de quoi se prendre au jeu, tant Mariame Clément, la « coach » de la mise en scène, sait trouver la bonne tactique pour marier histoire et modernité, bien aidée dans son « staff » par la costumière et scénographe Julia Hansen. Niveau vêtements, justement, il y a là des robes à paniers (notamment pour une Elisabeth figée dans son époque), des manteaux et des capes au top de la royale fashion, mais aussi des costumes et chemises d’un genre bien plus contemporain, le tout visant sans doute à signifier que cette histoire de souveraine trompée et rongée par son propre déclin peut aussi être le sort d’un ou d’une quidam dans le monde d’aujourd’hui.
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Un procédé de confusions des genres et des époques bien courant de nos jours sur les terrains lyriques, mais qui n’appelle pas ici de carton jaune, tant la machine scénique est au fond fort bien huilée. Simples sans être minimalistes, les décors décrivent un environnement d’époque fait de boiseries et de peintures géantes, à renfort d’images animées qui savent capter le regard ici et là, façon gestes techniques qui s’apprécient à vrai dire moins pour le fond que pour la forme. Mariame Clément vise ainsi droit au but pour placer les acteurs du jeu dans les meilleures conditions, avec un réel sens de l’esthétisme, et des lumières (de Ulrik Gad) qui savent mettre dans l’ambiance, sombre de préférence.
Vocalement, pas de hors-jeu
Et pour que la partie soit intense, il faut bien sûr que le collectif soit au rendez-vous, et il l’est assurément.
- En titulaire affirmée du rôle d’Elisabeth, Elsa Dreisig transforme l’essai dans tous les registres : celui de l’intensité vocale, avec un soprano charnu à la brillance sonore constante sans jamais être forcée ou démesurée ; celui de la vérité dramatique, avec cette manière de porter si douloureusement le double poids de l’affliction et de sa propre déchéance ; et celui de la sincérité, enfin, car avec son double chignon et son teint blafard, c’est une vraie souveraine que l’on croit voir là, sous nos yeux.
- À ses côtés, sur le front de l’attaque contre les sentiments contrariés, le charismatique Nicola Alaimo est un Duc de Nottingham qui en impose, capable de colères le menant à jeter les chaises contre les murs, mais capable surtout de mobiliser à bon escient, et toujours dans le sens du jeu dramatique, un baryton aussi rond que râblé.
- Dans le rôle-titre, Edgardo Rocha se fait tout aussi engagé et énergique, mais dans un autre genre, celui de l’homme fatal à la voix de ténor tranchante et au physique irrésistible pour ces dames.
- Et notamment pour Sara jouée par une Stéphanie d’Oustrac en mode femme d’affaire des temps modernes, à la voix souvent éplorée et au timbre toujours soyeux et distingué, qui finit par être mise sur la touche par son mari et par cette reine dont elle était pourtant la confidente.
- Même si la partition exige d’eux moins d’endurance, William Meinert en Gualtiero, avec sa voix de basse pleine de relief, et Luca Bernard en Lord Cecil avec son ténor encore juvénile mais déjà fort assuré, savent aussi tirer leur épingle…du jeu.
De leur côté, le chœur du Grand Théâtre de Genève et l’orchestre de la Suisse romande rentrent pleinement dans ce match des émotions multiples. Le premier en formant dès l’hymne national (entendu dans l’Ouverture) une masse sonore plus qu’homogène, le second en donnant le juste tempo à l’avancée d’une trame dramatique nourrie par un tourbillon de cordes fougueuses et de cuivres vaillants. Le tout sous la direction très rock’n roll d’un Stefano Montanari au haut et pantalon (de cuir) noirs, mais aux gestes fort clairs.
Ainsi, après des applaudissements nourris du public pour inviter les artistes à jouer les prolongations sur scène, un bilan concis s’impose, en trois points évidemment (car au classement, ce sont les trois points qui comptent). L’émotion et la vérité dramatique ? Elles sont là. Les prouesse vocales ? Aussi. Et la pertinence de la scénographie ? Présente, également. De quoi largement contribuer à la réussite d’un spectacle venu prouver que l’opéra, c’est aussi du sport. Où le beau jeu est tout sauf accessoire.