FESTIVAL – La tragédie japonaise de Puccini est la troisième nouvelle production du Festival d’Aix-en-Provence, confiée au regard de la metteuse en scène Andrea Breth et à l’écoute du metteur en ondes Daniele Rustioni : entre Japonisme rêvé et Japon blessé.
Regards et cœurs croisés
Dans le sillage des premiers concepts et conceptions scéniques de l’édition 2024 du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le décor, unique, est une maison, de plein pied, à l’horizontalité insistante, mettant les êtres sur un même niveau (scénographie de Raimund Orfeo Voigt). Loin d’être un abri sûr et solide, elle les expose aux regards, du public évidemment, mais surtout d’invisibles témoins, masqués de blanc qui hantent la scène de leur yeux morts. Véranda en bois sombre, cloisons de voile noir, paravents sobrement ouvragés : les motifs principaux de la maison traditionnelle japonaise sont réunis. De même, les costumes suivent la tradition japonaise : kimonos de geisha et habit de samouraï ou de bonze, à dominante noire (Ursula Renzenbrink). Là réside la dimension documentaire, qu’un regard intérieur, celui de la metteuse en scène, fait d’imagination symbolique, vient approfondir et dépasser.
Un lent tapis roulant encercle le lieu de vie et d’action, sur lequel des êtres anonymes portent les attributs d’un Japon passé au tamis d’un regard à la fois étranger et puissamment poétique : grues cendrées maniées comme des marionnettes, lanternes couleur de feu, branches de cerisiers en fleur. Ils peuvent également apparaître et disparaître, de manière oppressante par leur accumulation même et leurs déplacements uniformément lents, des interstices laissés entre les paravents. Tout est pur, sobre, austère, comme en apesanteur, à la manière d’un bouddhisme Zen ou d’un théâtre Nô, connu, mais d’assez loin, par l’Occident. Les lumières d’Alexander Koppelmann évoquent la floraison rosée du printemps comme la blancheur de la mort, tel un masque Nô qui recouvrirait toute la scène.
Gagaku for ever
Le plateau vocal ancre la splendide bande-son puccinienne dans une réalité terre à terre, voire triviale, notamment avec les rôles masculins, et leur distribution, des quelques raideurs du Pinkerton d’Adam Smith, au Goro outré de Carlo Bosi, en passant le Bonze sévère d’Inho Jeong. Le consul Sharpless du baryton belge Lionel Lhote est la voix, chaude et veloutée, d’une autre Amérique, et non celle, extravertie, du « yankee voyageur ». La Suzuki de la mezzo-soprano japonaise Mihoko Fujimura, au timbre de cerise noire, est également la voix digne de la raison et de la compassion, ancrée et attachée à son territoire. Le rêve vient de la Cio-Cio-San d’Ermonela Jaho et de sa voix longue. Elle compose un personnage entre deux mondes, en apesanteur dans les aigus filés, tissant un blanc manteau de lune, ou clouée sur le tatami, dans ses râles stylisés au timbre de thé noir.
La direction de Daniele Rustioni est fiévreuse, envoûtée et d’une précision de musicien de hogaku (musique traditionnelle japonaise) dans sa manière de doser les pupitres, de donner corps aux percussions les plus évocatrices de l’orchestration. L’orchestre de Lyon, dont il est le directeur, et cela se voit et s’entend, est rutilant ou enténébré. Il peut s’écouter comme une extension immense de la voix d’Ermonela Jaho, produisant une étrange matière de rêve, dans laquelle se fondent, sans heurt, hymne américain et unissons aux modes et rythmes pseudo-nippons.
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Le public réserve à la soprano albanaise, au bord du malaise lors du premier salut, un véritable triomphe, qu’elle partage avec le directeur musical, et, finalement, l’ensemble des forces d’un spectacle qui se donne comme un rêve étrange et pénétrant.