CONCERT – Martha Argerich et le Rotterdams Philharmonisch Orkest, dirigé par Lahav Shani, retrouvent la scène du Théâtre des Champs-Élysées pour un concert consacré à Bartók et Dvořak, autour du Nouveau monde, de sa découverte, et du sentiment d’exil.
Dvořak et Roukens : histoires du Nouveau Monde
Avec la Symphonie n°9 en mi mineur – ou simplement, Symphonie du Nouveau Monde, le Rotterdams Philharmonisch Orkest achève la soirée dans l’esprit de Dvořak, une expression à la fois dense et majestueuse de la découverte du Nouveau Monde, sous toutes ses formes et tous ses aspects. Une diversité d’ailleurs exprimée dès l’entrée du concert avec Con Spirito, ouverture pour orchestre de Joey Roukens, créé deux jours plus tôt à Rotterdam, et ce soir-là pour la première française. Dans cette pièce se rencontrent et buttent les uns contre les autres différents styles, aussi bien le jazz que le gamelan balinais (on notera la présence d’un xylophone, d’un glockenspiel, ou encore de plusieurs types de cymbales…), alternant des passages plus féériques et des marches extrêmement rythmées, voire cassées – un écho, pourrait-on dire, de la diversité immense des genres, par la variété des cultures importées en Amérique.
Chez Dvořak se retrouve le même écho de diversité : les folklores aussi bien slaves qu’américains, allant de la musique américaine « classique » à la musique indienne et afro-américaine. Une diversité que ne cesse de souligner Lahav Shani, à la tête de l’orchestre, avec une très grande maîtrise, puisant dans l’intensité dramatique de chaque note, tout en imposant un rythme net et réglé – relâchant parfois par moments pour accentuer le pathétique de certains passages. On remarquera également un certain manque de fluidité – recherchée, dans le but de dégager de la tension. De la direction de Shani, c’est cependant surtout une volonté de grandiose qui jaillit : le chef d’orchestre veut faire résonner la musique dans toute sa majesté, dans toute sa puissance – ce qui, semble-t-il, est un succès, au vu des applaudissements ravis du public. Quant à l’orchestre, on en appréciera autant les couleurs que la précision, d’autant plus mis en valeur par la nouvelle acoustique de la salle, plus nette, mais aussi beaucoup plus ronde.
Bartók : nostalgie de l’Ancien monde
Certes, Dvořak décrit le Nouveau monde dans toute sa splendeur, mais il ne s’est jamais pour autant revendiqué américain – il est un compositeur tchèque avant tout. D’où le lien avec Bartók, exilé aux États-Unis après son départ de Hongrie en 1940. Son troisième Concerto pour piano et orchestre est d’ailleurs empreint de ce sentiment de regret relevé avec sensibilité par le jeu de Martha Argerich. Suivant la pièce de Roukens et précédant la symphonie de Dvořak, interprétée après l’entracte, le concerto de Bartók est le clou du spectacle.
Loin de l’apothéose de la Symphonie du Nouveau monde, c’est d’abord un sentiment d’intimité qui touche le public, qui vient l’étreindre alors qu’il se plonge dans l’expressivité du chagrin de Bartók – d’autant plus que le compositeur était à l’approche de la mort quand il a composé ce Concerto. Expressivité, car l’émotion est rendue vivante par le jeu de Martha Argerich. Au-delà de la fluidité, de l’aisance à la fois vive et délicate de la pianiste, c’est bien cette impression de voir naître et renaître devant soi chaque note qui emporte le spectateur : la musique parle, la musique vit sur le piano de Martha Argerich, donnant voix, rendant immédiatement présente la tristesse de Bartók.
À lire également : Martha Argerich : 80 ans de règne
Applaudie sans relâche depuis chaque recoin de la salle, elle revient pour donner deux bis : un passage des Fantasiestücke de Schumann, impressionnant de naturel, et à deux mains avec Lahav Shani, l’Apothéose de Ma mère l’Oye de Ravel, dans une mélancolie à la fois tendre et lumineuse. Enfin, encore ovationnée plusieurs fois, Martha Argerich laisse son public quitter la salle, encore plein d’émotions, le temps de l’entracte. La suite, nous l’avons racontée plus haut…