ENTRETIEN – Triste nouvelle pour les amateurs de danse : Thierry Malandain, créateur prolifique de plus de 80 ballets a annoncé qu’il quitterait ses fonctions de directeur du CCN Malandain Ballet Biarritz à la fin de l’année 2026. Pendant une heure, l’un des chorégraphes français les plus connus à l’international a retracé son parcours avec nous. Ses plus beaux souvenirs en tant qu’interprète et chorégraphe et son implication dans le Festival Le temps d’aimer.
Première partie : « faire reconnaître un style de danse dont j’étais exclu par ceux qui dominaient la scène à l’époque »
Comment la danse s’est imposée à vous ?
Elle s’est imposée à moi par la télévision. Étant l’ainé de six enfants, je passais beaucoup de temps chez mes grands-parents qui avaient la télé. C’est à l’âge de 8 ans que j’ai vu un programme de danse classique qui m’a complètement fasciné. J’ai alors demandé à mes parents d’acheter un téléviseur, croyant naïvement qu’on pouvait apprendre à danser simplement en regardant la télé.
Par un heureux hasard, dans notre village de l’Eure, l’épouse d’un collègue de mon père dirigeait une école de danse. Sans se douter que c’était mon désir le plus cher, mes parents m’y ont inscrit, réalisant ainsi mon rêve sans le savoir.
Votre plus beau moment en tant qu’interprète ?
Je dirais le ballet Chansons sans paroles, chorégraphié par le Néerlandais Hans Van Manen sur la musique de Mendelssohn. J’ai eu le privilège de l’interpréter quand je faisais partie du Ballet Théâtre Français de Nancy. Toujours en vie à 86 ans, ce chorégraphe m’a toujours fasciné et continue de le faire. Son œuvre est remarquable car elle représente un pont entre la danse classique traditionnelle et une approche plus moderne et novatrice. Une sorte de renouveau. Avant que Jiří Kylián ne prenne les rênes, Van Manen était chorégraphe au « Nederlands Dans Theater » (NDT), une compagnie réputée pour l’exceptionnelle qualité de ses danseurs. Son travail au sein de cette prestigieuse institution a grandement contribué à l’évolution de l’art chorégraphique.
Quels sont vos souvenirs dans les grandes maisons que vous avez traversées (Opéra de Paris, Ballet du Rhin, Ballet Théâtre Français de Nancy) ?
Ils sont divers et variés. Mon arrivée à l’Opéra de Paris a été un miracle. Mon professeur de danse à Rambouillet m’a envoyé prendre des cours à Paris le mercredi après-midi avec Daniel Franck, un professeur de l’École de Danse de l’Opéra, qui avait aussi son cours privé. J’étudiais au lycée Racine, un établissement adapté aux étudiants en danse et en musique. Malheureusement, par manque de connaissances dans le milieu de la danse, mes parents n’ont pas su me guider pour postuler à l’École de Danse, bien que j’aie côtoyé ce monde. L’Opéra de Paris était pour moi un endroit inaccessible.
Ma chance est venue lors du concours de Lausanne pour jeunes danseurs. Violette Verdy, alors directrice du ballet de l’Opéra, présidait le jury. Elle m’a demandé de passer une audition pour devenir surnuméraire à l’Opéra de Paris. J’y suis resté quatre mois, mais son départ a remis en question mon statut.
Simultanément, Jean Sarelli, maître de ballet, prenait la direction du Ballet du Rhin et après une répétition, il a souhaité m’engager à l’âge de 18 ans. Mes parents, soucieux de ma sécurité professionnelle, m’ont poussé à accepter cette offre plutôt que d’attendre une éventuelle réembauche à l’Opéra en septembre.
J’ai donc passé deux ans au Ballet du Rhin, puis six ans à Nancy. Mon bref passage à l’Opéra de Paris m’avait profondément marqué – c’était le Graal pour tous les jeunes danseurs. Trente ans plus tard, j’y suis revenu pour un ballet commandé par Brigitte Lefèvre. L’expérience était bouleversante, d’autant plus que je me suis retrouvé dans le jury pour les candidats externes, alors que j’avais été à leur place trois décennies auparavant. Ce retour aux sources a été un véritable choc émotionnel.
Quel fut votre premier choc chorégraphique ?
Ce fut sans conteste le New York City Ballet. Cette révélation s’est produite grâce à mon professeur de danse à Rambouillet, qui organisait régulièrement des sorties culturelles pour ses élèves. Nous avions l’habitude de voir des compagnies prestigieuses comme le Mariinsky ou le Bolchoï, mais c’est la découverte du NYC Ballet au Théâtre des Champs-Élysées qui a véritablement marqué un tournant pour moi. J’ai su immédiatement que c’était ce type de danse que je voulais pratiquer. Il faut dire que lorsqu’on est passionné de danse, on peut être ébloui par de nombreuses performances. Je rêvais d’intégrer cette compagnie. L’esthétique et le raffinement du NYC Ballet m’ont profondément touché, au point que j’ai assisté à quatre spectacles différents lors de leur passage au Théâtre du Châtelet quand j’étais danseur à Nancy.
Pourquoi avoir lancé votre première compagnie ? Et être devenu chorégraphe ?
À l’origine, je n’avais jamais envisagé de devenir chorégraphe. Mon ambition était de devenir décorateur de théâtre, ce qui m’a poussé à prendre des cours de dessin par correspondance. J’ai toujours aimé dessiner des costumes, d’ailleurs j’en avais déjà créé pour les danseurs du Ballet du Rhin.
Ma carrière de chorégraphe a débuté de manière inattendue, lorsque j’ai découvert un concours de chorégraphie, le concours Volinine, dans un magazine de danse. Volinine était un danseur russe, partenaire d’Anna Pavlova, et il donnait des cours à Biarritz. Sans expérience préalable, j’ai décidé alors de tenter ma chance avec l’aide de six danseurs du ballet. Nous avons remporté le premier prix. Ce succès m’a encouragé à participer à d’autres concours, notamment à Nyon en Suisse, où j’ai également décroché la première place deux années consécutives avec de nouvelles créations.
Ces victoires répétées ont fait dire à mes danseurs qu’il fallait que je devienne chorégraphe, et que je fonde une compagnie. Cependant, mon rêve à l’époque était d’intégrer le Nederlands Dans Theater (NDT). J’ai donc passé une audition, me promettant de créer ma compagnie si je n’étais pas retenu. Bien que j’aie atteint les dernières étapes de la sélection, je n’ai finalement pas été choisi. Quand je l’ai raconté à Kylian des années plus tard il a rigolé, mais de toute façon je n’étais pas un danseur pour lui !
Suite à cet échec, j’ai fondé ma propre compagnie à l’âge de 26 ans. Huit d’entre nous avons quitté le Ballet de Nancy pour cette nouvelle aventure. J’ai alors décidé d’arrêter de danser pour me consacrer entièrement à la chorégraphie. En parallèle je donnais des cours, je dessinais des costumes et je gérais l’administration de la compagnie. Pendant six ans, nous avons travaillé en région parisienne dans des conditions difficiles, mais stimulantes. Nous vivions dans la même maison ! C’était une période intense mais exaltante, où nous travaillions comme des fous. Mais on y croyait.
Ma lutte n’était pas tant pour exister que pour faire reconnaître un style de danse dont j’étais exclu par ceux qui dominaient la scène à l’époque et qui rejetaient ce qu’ils considéraient comme de la danse classique.
Justement, pouvez-vous définir ce que représente pour vous le courant qui vous est attaché : le « néoclassique » ?
Le terme « néoclassique » dans le contexte de la danse est, selon moi, un concept peu pertinent qui ne veut rien dire. Les fondements de la danse ont été établis au XVIIème siècle, et depuis lors, les chorégraphes n’ont cessé de s’approprier ces règles pour les réinventer et les transformer.
L’appellation « néoclassique » a été initialement revendiquée par Serge Lifar pour définir son propre travail. Par la suite, dans le contexte français, ce terme a été étendu à tous les chorégraphes qui, comme lui, partaient de la base de la danse classique pour développer leur propre langage chorégraphique. Cette catégorisation est essentiellement franco-française. À l’international, on ne retrouve pas ces barrières rigides entre les styles. On parle plus généralement de « ballet », tandis qu’en France, le terme « néoclassique » a parfois été utilisé de manière discriminatoire.
Historiquement, la danse classique a toujours été un mélange entre la préservation d’un répertoire traditionnel et la nouveauté apportée par des créateurs qui enrichissaient cette tradition. Prenons l’exemple de George Balanchine et Serge Lifar : bien qu’issus de la même tradition, ils l’ont exprimée de manière radicalement différente.
Je considère que mon travail s’inscrit dans ce courant historique d’évolution et de réinvention constante de la danse classique. C’est une approche qu’on a cherché à marginaliser en France à une certaine époque, mais qui fait partie intégrante de l’histoire et de l’évolution de la danse.
Demain, suite de l’entretien dans la partie 2 : le Temps d’Aimer
En attendant, jetez un œil à nos grands entretiens avec les chorégraphes d'aujourd'hui et les personnes qui les accompagnent !