DANSE – Les trois ballets réunis par le spectacle de fin d’année du Pavillon noir, reprises du chorégraphe Angelin Preljocaj allant de 1985 à 1995, creusent le sillon du geste essentiel de sa danse, son atome fondamental : la relation à deux.
Platon au plateau
Si Preljocaj était un philosophe, il serait Platon : chez lui, le duo dansé exprime l’attraction-répulsion androgyne tendue par la rencontre de face à face, de corps à corps. Programmer ensemble Annonciation, Un trait d’union et Larmes blanches permet au public d’observer les fils conducteurs puissants qui animent le texte et le sous-texte de la danse de Preljocaj. Ils esquissent les fondements de la communication des corps. C’est bien connu, pour faire la guerre, l’amour ou la paix, « il faut être deux« . La rencontre est donc un processus dynamique, un tissage d’oppositions ou de partages.
Preljocaj travaille donc les faces de l’âme humaine par leur inquiétante gémellité. Chez lui, le mimétisme nait de la distance, et l’affrontement du contact. « Je suis l’Autre » et « Je suis un même » fondent le paradoxe qui donne à Annonciation sa dimension spirituelle, et se manifeste dans la danse du proche : contact originel, peau à peau et portage. Il se manifeste aussi dans la danse du lointain : mouvements synchrones où les danseurs se tiennent à la même distance, infranchissable. Dans cette lecture du double, les pas de deux ou de quatre sont effectués « comme un seul homme », lors de quadrilles de haute et basse danses, inspirés du Grand Siècle.
Nature / Culture : Rousseau aux platines
Le même germe est semé d’un ballet à l’autre : combinaison serrée de mouvements lents, posés, arrêtés ou, à l’inverse rapides, abrupts, décharnés, reliant la figure de l’humain à celle du pantin. Le minimalisme de la scénographie est récurrent chez Preljocaj : banc en équerre, espace fermé pour Marie, fauteuil en cuir et chaise de cuisine, supports de cheval d’arçon ou de barre assise. La lumière (Jacques Chatelet) met l’emphase sur les espaces scéniques, embaume les corps, exhale leur parfum, sculpte leurs volumes. La bande-son, qui réunit musique baroque (Vivaldi, Bach, Purcell, etc.) et bruitisme contemporain (Stéphane Roy, Marc Khanne, etc.), oppose la Nature, harmonieuse, à la Civilisation, ses sons rugueux et obsédants. Des voix font médiation : bruissement du monde, pépiements d’enfants ou répétitions en écho. Les longs moments de silence sont aussi de la musique ; ils permettent d’entendre les halètements de l’effort, voire l’essoufflement, tandis que le chorégraphe accorde à ses danseurs des temps de repos organiques, des arrêts sur silence. Enfin, les interprètes se répartissent les différentes combinaisons, unifiant l’énergie d’un ballet à l’autre : Clara Freschel, Florette Jager, Antoine Duboiset, Valen Rivat-Fournier.

Bourdieu : la mécanique des corps
Des spécificités entre les trois ballets se dégagent de leur socle commun. Les figures dans Annonciation sont identifiables, tranchées, opposées : celle, indécise et malléable, de Marie, belle endormie littéralement atterrée et celle de l’ange, « archange mécanique », phénix inquiétant, empli de violence rentrée. Certains gestes, aériens, y sont singuliers : index pointant le ciel, tentant l’impossible fusion du ciel et de la terre. La tête est un pivot, une clé de voute, un cinquième membre s’enroulant sur le ventre de l’autre. Différentes temporalités propres aux processus vitaux sont mises en corps : fécondation, vases communicants, ajustement policé. La gestuelle est parfois lourde, pesante et terrienne.
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La quête de la part manquante se fait par le poussé et le porté, voire l’écrasé. Le soulèvement du corps-objet est improbable, athlétique, équilibriste. Larmes blanches édicte les règles d’une grammaire hypocrite. Les gestes, anguleux, grattent l’espace comme le plectre le fait des cordes du clavecin. Les êtres, anonymes et mécanisés, sont des pions d’échiquier, à la fois blancs et noirs. Les corps, soumis à un collectif transcendant, tournent sur eux-mêmes ou accomplissent ce pour quoi ils sont fonctionnellement prévus. Le propos se fait socio-politique, de manière oblique, comme les corps qui s’étirent. Vous l’aurez compris : Preljocaj c’est de la danse, mais pas que…