OPÉRA – Est-ce l’esthétique épurée de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski ? Est-ce la prise de rôle de Marina Rebeka ? Ou encore la démesure de Bastille et son acoustique redoutée ? Toutes ces raisons qui pourraient justifier la difficulté avec laquelle le spectacle émerge en cette première. Jusqu’à ce que la magie opère, après le deuxième entracte. Retour sur une soirée capricieuse.
Le metteur en scène polonais propose une interprétation minimaliste et introspective de l’œuvre.
Mise à nue familiale
Le vaste espace scénique, dominé par des tons sombres (bois, rouille et blanc cassé), habité d’éléments au compte-goutte, crée une atmosphère austère qui, tout en rappelant l’âge d’or espagnol (ou son fantasme communément admis), met l’accent sur les conflits intérieurs des personnages, ce que le travail de Denis Guéguin souligne en projetant régulièrement leurs visages gris sur le décor. Si ce parti-pris possède un intérêt réel, axant le drame vers son implicite œdipien, il ne semble pas faciliter l’immersion des chanteurs dans l’intrigue, qui, face à ce traitement au millimètre —et assez paradoxalement— semblent dépossédés d’une chair théâtrale réellement convaincante.

Fils et mère en retenue
En résulte des personnages en fuite d’eux-mêmes, ne parvenant jamais tout à fait à révéler la complexité sur laquelle s’attardent pourtant les choix interprétatifs et la scénographie. Imputable à sa prise de rôle, l’Élisabeth de Marina Rebeka apparaît en retrait : si le timbre et l’attitude, tous deux d’une élégance froide, conviennent bien au personnage, les élans colériques ou amoureux manquent d’un impact qui rendrait à la reine toute sa densité. À ses côtés, le Carlos de Charles Castronovo peine lui aussi à naître : bien que le timbre et le physique bruns du chanteur soient évocateurs, la sagesse avec laquelle il esquisse les tourments du prince manque de la rugosité introspective attendue. Andrzej Filończyk en Rodrigue séduit par la chaleur de sa voix, ronde comme sa jeunesse, et la précision de son chant, adapté aussi bien à la cour qu’aux transports révolutionnaires. Mais son jeu reste lui aussi esquissé, tout comme celui d’Ekaterina Gubanova en Eboli, cette dernière affrontant la partition avec un panache qui ne parvient pas toujours à combler le manque de véhémence de sa princesse jalouse.

Père et grand-père à la rescousse
Fort heureusement, avec l’air de Philippe II (« Elle ne m’aime pas ») s’opère un basculement (in)attendu. Véritable moment de théâtre vocal, Christian Van Horn parvient à insuffler avec son chant un nouveau tempo scénique, ouvrant à ce qui manquait d’émotion et d’expressivité pour le reste de la soirée. Aux flammes bien fraîches de l’auto-da-fé de l’acte précédent, il oppose une confrontation brûlante avec le grand Inquisiteur d’Alexander Tsymbalyuk, massif et frontal, à partir de laquelle tout dans les échanges entre les artistes semble se teinter d’une nouvelle couleur, d’un engagement plus franc —comme s’ils avaient attendu cette énergie en réserve pour enfin donner ce qu’ils avaient de mieux à offrir. Le public, ne s’y trompant pas, engagé lui aussi, applaudit dès que l’occasion se présente, comme pour encourager ce regain de théâtre.

La baguette magique
Regain qui profite à la cheffe australienne Simone Young, à la tête de l’Orchestre et du Chœur de l’Opéra national de Paris. Précise et dense, sa direction privilégie les couleurs, profondes et inquiétantes, d’un océan straussien à une lecture, dirons-nous, plus méditerranéenne de l’œuvre —choix assumé, en accord avec la mise en scène et l’esprit du grand opéra français.
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Cette lecture, qui avait été tenue en retrait malgré l’insolence orchestrale, trouve toute sa pertinence dans le basculement de la soirée lorsque solistes et instrumentistes parviennent à offrir ce que cette première avait jusqu’alors contenu : la possibilité d’un grand spectacle. Magie d’un soir qui en prévoit d’autres de bien meilleurs !

