OPÉRA – Bastille s’envole vers la Séville des années 2000 avec un Barbier de Rossini, mis en scène par Damiano Michieletto, et dirigé par Diego Matheuz.
Si on devait parler de cette mise en scène (48ème s’il vous plait) signée Damiano Michieletto, ça commencerait comme ça : accrochez vos ceintures, on part pour un grand huit. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Et, franchement, qui voudrait en revenir ? Nous plongeons, sans ménagement, dans l’univers effervescent d’une Séville qui nous ressemble, entre années 1990 et 2000, dans un décor qui fourmille de détails aussi fous que fascinants.
Séville en BM

Oubliez les clichés : ce Barbier moderne est une véritable scène de vie où tout est en mouvement. Dans le décor, un bar(racuda) à l’ancienne, une banlieue sévillane de cette époque où la BM gare son nez sous le balcon de Rosine, et où, en bas, un « eh Manu, descends ! » résonne. On entre dans l’intimité d’un microcosme, avec une Berta, cigarette à la bouche, qui soulève des poids dans son salon tandis que les voisins étendent le linge. Le docteur barricade son balcon pour éviter que sa pupille ne s’échappe, et les deux zigotos du coin (le Comte et Figaro) se félicitent de leur intelligence de déguiser un Comte en soldat. Tout se mélange, et ça vit. Vraiment. C’est un peu Pedro Almodóvar qui aurait pris ses quartiers à Séville. Le décor tournant, où l’appartement du docteur se métamorphose, permet de passer de l’intérieur à l’extérieur, et nous offre une immersion totale.

L’Ouverture : tempête en fosse
Quand la musique débute, c’est un peu comme une tempête d’énergie – vous avez l’impression d’être pris dans une turbine. La gestuelle de Diego Matheuz est ample, gracieuse, fluide. C’est Rossini dans toute sa splendeur, avec des tempi fougueux et une virtuosité éclatante, qui n’en fait jamais trop. On entend des éclats de rire dans l’interprétation, un soupçon d’espièglerie, mais tout est maîtrisé avec une précision de métronome. Et là, tout bascule. Le grand huit est lancé. Tremblement de terre, tempête, le glockenspiel et la flûte se déchaînent, et la musique prend littéralement le dessus sur tout le reste. C’est un joyeux chaos, une tempête de virtuosité.
Figaro oui, mais en bonne compagnie

Tout est dosé avec goût – jamais gras, toujours drôle – et surtout profondément intelligent. Un numéro d’équilibriste vocal et scénique, brillamment maîtrisé par chacun des chanteurs.
Avec son aplomb rayonnant et son sourire de marathonien du bel canto, Mattia Olivieri enchaîne les vocalises rossiniennes comme s’il les sifflait sous la douche. Sa projection est nette, ses aigus claquent avec panache, et son agilité laisse à peine le temps de respirer. On salue aussi sa diction — impeccable — preuve d’un souci du détail qui dépasse le simple confort d’être dans sa langue maternelle. Son Figaro est un barbier excentrique, culotté, jamais caricatural. Ovation méritée dès son premier air, et pourtant — preuve de la richesse de cette production — il ne vole jamais la vedette. Ici, chaque artiste brille d’un éclat propre, sans hiérarchie écrasante. Figaro oui, mais en bonne compagnie !
Bartolo : de Niro en roue libre
Dans un rôle de Bartolo taillé sur mesure, Carlo Lepore s’impose comme la véritable star de la soirée. Tour à tour comique, virevoltant, incisif, il joue de sa voix comme d’un couteau suisse : tantôt basse sonore, tantôt falsetto malicieux pour singer Rosine – à la grande surprise du public, hilare. Son jeu d’acteur, d’une précision remarquable, évoque la prestance d’un Pacino dans ses meilleures heures, ou la malice calculée d’un De Niro en roue libre. Lepore donne à Bartolo un souffle ibérique : sanguin, éclatant, toujours juste.

Chez Levy Sekgapane, tout semble couler de source. Son Comte Almaviva rayonne d’un charme naturel, presque feutré. L’agilité de son chant est saisissante : il vocalise comme s’il respirait en musique, avec ce second souffle qui n’appartient qu’aux grands ténors. Mélodieux sans jamais être maniéré, Sekgapane incarne un Almaviva sincère, charismatique et nuancé. Un rôle qu’il semble habiter comme une seconde peau (l’ayant déjà interprété en 2018).
Rosina, la fleur et l’épine
Dans les deux petits chignons d’Isabel Leonard se cache une Rosina pas si sage. Sa voix, ronde et charnelle, séduit dès la première phrase, avec ce timbre plein de volupté qui glisse sans jamais s’alourdir. Mais derrière le velours, un mordant : une adolescente grunge dans l’attitude (et le costume), une femme forte dans la présence. Elle joue des contrastes avec aplomb — charme mutin et volonté d’acier — et sa voix suit toutes les nuances du personnage : tantôt caressante, tantôt incisive. Une Rosina qui ne subit rien, qui choisit, qui séduit à sa manière, sans jamais forcer le trait.

Anaïs Constans dans le rôle de Berta, qui a pris le relais de Margarita Polonskaya au pied levé, livre une prestation pleine d’éclat. Ses aigus, lumineux et perçants, fendent l’air avec assurance. Omniprésente, elle enchaîne les apparitions avec un jeu d’actrice précis, porté par une belle dose d’auto-dérision. Mention spéciale pour la scène hilarante dans le salon du docteur où on se bat à coups de cactus… Un moment décalé et savoureux.
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Luca Pisaroni campe un Basilio à la voix profonde, au timbre équilibré, dont chaque intervention apporte une solide assise à l’ensemble. Une élégance, et une présence comique puissantes. Dans le rôle de Fiorello, Andrés Cascante s’impose d’entrée avec une voix grave et charpentée, à la fois solide et nuancée — un soutien vocal de choix dès les premières minutes. Quant à Jianhong Zhao, en officier zélé, il propose une voix posée au vibrato large, bien maîtrisée, qui ajoute à la palette sonore de cette production.

