COMPTE-RENDU – Le pianiste Jean-Nicolas Diatkine aime raconter des histoires, surtout avec les mains : l’occasion de faire (plus ample) connaissance avec un soliste qui sait ce qu’il a envie de dire, et de le raconter en récital dans la salle Gaveau, presque comble et comblée.
« Raconte-nous une histoire ! »
C’est assurément ce que le public avait -visiblement- très envie de demander à cet interprète, rien qu’en le voyant entrer sur scène, dans une douce bonhomie rehaussée d’un sourire malicieux (qu’il conservera même au piano, en jouant).
Et ça tombe bien, pas même besoin de lui demander : Jean-Nicolas Diatkine raconte de lui-même une histoire et même plusieurs. Un peu trop d’abord, hélas, car via les mauvais médias. Le programme de salle d’abord, qui tient sur une feuille de format A4 et se sent pourtant comme obligé de promettre bien des histoires (« Jean-Nicolas Diatkine conçoit ses programmes de concert comme une pièce de théâtre« )… sans les réaliser. Tout comme il aligne les superlatives citations de presse sur l’interprète présenté comme « un immense pianiste qui reste injustement méconnu du grand public » (dans une coupure de presse d’il y a 11 ans : bonjour la pression). Un peu trop d’histoires encore, au goût même du premier « intéressé » : le pianiste s’excuse à chaque fois qu’il se saisit du microphone, avant chaque morceau, pour se plier à un exercice de présentation pêle-méli-mélo des éléments liés à la vie de tel compositeur, à son catalogue, au texte, au contexte, un peu au sous-texte.
S’il semble fort compliqué d’expliquer l’essence des liens entre les morceaux du programme avec une feuille ou un micro, c’est aussi parce qu’il y parvient bien mieux avec les deux mains : au piano. Et pour cause, les compositeurs choisis ont su parler en musique. Beethoven intégra de manière révolutionnaire le chant dans son ultime symphonie (la n°9), Liszt demeure le compositeur emblématique du « poème symphonique » (quand la musique instrumentale raconte, uniquement en notes, une histoire choisie), quant aux partitions de Chopin, elles résonnent avec tout un univers romancé et de salons littéraires.
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Au clair de la lune
Donc, en un mot comme en mille (ou plutôt en zéro), la Sonate Clair de Lune et les Six Bagatelles de Beethoven, la seule Sonate de Liszt et la 3ème de Chopin parlent ce soir, sous les doigts de Diatkine. Plus que parler, ils content une histoire étonnante, faite de péripéties, de rebondissements, mais conservant un fil narratif.
Le pianiste se permet en effet de changer la grammaire et de présenter des personnages connus sous de tout autres lumières. Le Clair de lune Beethoven en, qui se définit par sa régularité, connaît ici au contraire des accélérations et ralentissements désarçonnants. Et de cette Sonate en prélude du concert jusqu’aux quatre Préludes de Chopin donnés en bis, les choix interprétatifs (d)étonnent, et pourtant ils ont leur cohérence d’ensemble. Les phrasés ne se perdent pas (les passages virtuoses rarement). Ils mènent vers des conclusions vives et puissantes, en passant par des lignes bruissantes ou fougueuses. Toujours de nouveaux mouvements irréguliers apparaissent, des aigus ressortent en solitaires, des notes diaphanes disparaissent, des phrasés sont interrompus… et pourtant la forme demeure.
Promenons-nous sur l’y voir
L’expressivité d’une main est comme compensée par l’autre en dialogue (souvent la main gauche, qui installe le propos et le climat dans de claires et néanmoins profondes résonances rythmées : celles de marches funèbres qui irriguent ces œuvres, autre point commun transversal).
Jean-Nicolas Diatkine a en somme trouvé le moyen de démultiplier les événements expressifs, de multiplier les pistes, parfois déroutantes (entre elles et par rapport aux styles des morceaux), mais il s’agit en fait de détours en forêt de contes de fées : là où on se perd, où on se fait peur… pour mieux se retrouver. Ses « extrêmes » sont très expressifs et pourtant cadrés, comme ses accalmies savent rester intenses : la précision n’est ni délaissée ni mécanique, le lié sait se détacher, les accents s’élever, les marches trotter et les courses marcher. Nulle insistance sur les profondeurs mélancoliques et surtout les épaisseurs harmoniques. Les résonances peu nombreuses servent à accueillir des phrasés plus clairs encore. La virtuosité n’a pas besoin d’être fougueuse ou démonstrative lorsqu’elle a quelque chose à dire, à raconter.
Et il en fait de même, entre les petites histoires et la grande, celle de la musique : s’il joue Beethoven avec fougue, c’est pour mieux montrer qu’il annonce déjà la virtuosité transcendantale de Liszt, balayant le clavier de ses émotions mais en octaves précisément espacées. Si leurs trilles (pour tout deux) sont d’autant plus rapides et si leurs rythmes sont extrêmement dansants et sautillants ce soir, c’est aussi pour le pianiste un moyen de rappeler ce que ces deux compositeurs doivent aux clavecinistes les ayant précédés. Si pour eux deux et pour Chopin, il n’oublie jamais de faire ressortir la mélodie de ses cascades ornementales, c’est pour ne jamais perdre le fil de son histoire musicale : toujours audible, la mélodie est le fil d’Ariane, guidé avec la souplesse et la fermeté des phrasés et des accents.
Au coin du feu
Une histoire, et même autant et aussi étonnantes ne peuvent laisser indifférent. Elles suscitent le plus grand intérêt de la plupart du public, et malgré quelques manifestations d’étonnement (dont peu versent dans la réprobation), l’accueil est chaleureux comme cette salle surchauffée en hiver.