CINÉMA – À Chantilly, comme dans tant de villes en France, même petites, un cinéma situé en centre-ville présente dans ses trois salles une programmation éclectique. Ce 19 décembre, le propriétaire gérant indépendant – ce maillon clef de l’exception culturelle française – avait renoncé à une séance des Trois Mousquetaires pour accueillir la retransmission en direct, depuis l’Opéra-Bastille, du spectacle de Noël par excellence, Casse-Noisette de Tchaïkovsky.
La diffusion en direct d’opéras et de ballets dans les cinémas a connu un essor ces dernières années, si bien qu’on a assisté à une sorte de match : à notre droite, le 13 décembre, la version de l’Opéra Royal de Londres : étoilée, enneigée, pailletée jusqu’au sucré, bref dans le goût anglais, mais d’une intégrité et d’une qualité irréprochables ; à notre gauche, l’Opéra de Paris et la mythique chorégraphie de Noureev, qui est tout le contraire : réaliste, souvent sombre, et nourrie de psychanalyse – le magicien Drosselmeyer y est borgne, la meute des rats effrayante, au bord de commettre un viol en réunion. Les deux racontent l’histoire de Clara, qui au 1er acte, lors d’une délicieuse soirée de Noël, reçoit en cadeau une marionnette un tantinet phallique – le fameux casse-noisette – et au 2e acte, en rêve, fait la rencontre encore plus magique du prince charmant.
Pop-corn et fans en salle : le cinéma quoi…
Malgré les liens anciens tissés par les courses de chevaux entre l’Angleterre et sa ville, le cinéma l’Élysée, à Chantilly, avait ce soir-là choisi le camp français, et nous avec. Pour rejoindre la salle, il faut suivre le parcours rituel : la queue sous les affiches en façade, la caisse, les pop-corn, le labyrinthe de couloirs et d’escaliers. La salle n’est pas pleine, en ces temps où les spectateurs d’avant le Covid sont loin d’être tous revenus. Le public est varié : pas mal de personnes âgées, pour qui se déplacer jusqu’à Paris est devenu difficile ; des parents avec leurs enfants, ou pour être exact, des mères avec leurs filles ; et aussi des couples d’âge divers. La plupart habitent Chantilly, les plus éloignés Gouvieux ou Lamorlaye. Peu de néophytes : la majorité fréquente par ailleurs les salles de spectacle, et parmi les écolières, on ne sera pas surpris, à l’entracte, d’en voir une qui répète les positions et les battements tendus.
Le public est arrivé en avance, comme à l’opéra. L’attente dans la salle silencieuse est un peu longuette. Enfin apparaît à l’écran la salle de la Bastille, vaste comme une gare. Les spectateurs lointains bénéficient d’attentions particulières : mot d’accueil du directeur, bref interview des Étoiles à l’entracte, incursions, hélas furtives, de la caméra dans les coulisses, qui captent une danseuse arrangeant le bustier d’une collègue ou un couple répétant un porté.
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Le bon plan : les gros plans !
Un spectateur nous a avoué avoir eu du mal à entrer dans le spectacle. Les décors sombres en étaient une des causes : sur ce fond, avec les lumières du théâtre et non d’un studio, l’atmosphère est crépusculaire et les personnages sans relief. Il faut que sur scène commence la fête et que les élèves de l’école de danse fassent merveille pour que le spectacle trouve enfin son rythme de croisière. Le plus souvent, la caméra est de face, faisant voir toute la scène, mais elle n’hésite pas à se rapprocher, faisant jouir de détails que même les spectateurs les mieux placés de la salle n’auront pu voir.
Hors-sol en salle
Pour autant, jamais nous ne dirons que l’Élysée vaut l’Opéra. Nous n’avons pas monté les marches du temple, ni traversé de halls de marbre, ni confié notre manteau à une dame en tenue noire, sobre et chic ; le programme de salle est une simple feuille, pas un livre que nous conserverons ; la salle sans mystère ne nous enveloppe pas de ses multiples balcons, de ses ressauts et de ses alvéoles ; la scène est un écran, non pas cette boîte bordée d’une fosse dont la profondeur, les coulisses et les dessous sont autant de repaires pour les fantômes qui, ce n’est pas un on-dit mais une certitude, peuplent les opéras.
Pourtant, sur l’écran, la qualité de tous les éléments du spectacle, la puissance de la musique de Tchaïkovsky – malgré un orchestre pas toujours assez engagé – et surtout des danseurs exceptionnels font leur ouvrage. On entre dans la danse, on la suit au plus près, on ne la quitte pas : ampleur solaire du charismatique Guillaume Diop, perfection toujours sensible de Dorothée Gilbert ; émotion des tours sur les pointes, des grands aigles, et évidemment des pas de deux ; élégance et virtuosité de chaque danseur de la troupe de l’opéra.
La caméra a beau saisir des détails de la réalité : une goutte de sueur, un regard qui dit le plaisir de danser, une infime hésitation… plus le temps passe, plus l’on croit rêver. Sur l’écran, les danseurs ne sont plus des humains, mais des dieux qui festoient, jouent, s’aiment et dansent, des êtres faits de l’étoffe des songes. Ainsi, sans marbres et sans fantômes, la magie a opéré, et même si rien ne remplacera jamais la profondeur de la scène ni les corps des danseurs, ce soir-là, l’Elysée de Chantilly portait bien son nom.
Outre dans les salles de cinéma, le spectacle a été diffusé aussi sur Culture Box ainsi que sur France 5 le vendredi 5 janvier à 21h et il reste visible sur le site de France TV.