DANSE – En s’attaquant au tube planétaire de la musique classique, « Les Quatre Saisons », Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga nous offrent une relecture audacieuse qui s’inscrit dans l’ère du temps. En mêlant danse contemporaine avec hip-hop et breakdance, ils créent un spectacle déroutant sur les bouleversements climatiques, qui nous interroge sur notre rapport à la nature et aux saisons déréglées. Un spectacle à découvrir au Théâtre de la Ville.
Y’a plus de saisons…
Anne Teresa De Keersmaeker (ATDK), la célèbre chorégraphe de la danse contemporaine flamande, avec un des anciens élèves de son école P.A.R.T.S Radouan Mriziga, ont décidé de s’attaquer à un monument du répertoire classique : Les Quatre Saisons d’Antonio Vivaldi, pour nous alerter sur la disparition des saisons climatiques. Ce tube planétaire, connu de tous, a déjà inspiré de grands chorégraphes de Preljocaj à Malandain, mais cette nouvelle création est un cri d’alarme face à la beauté fragile de la nature qui nous entoure.
La mise en scène, fidèle au style épuré d’ATDK, se focalise sur l’essentiel. Des inscriptions lumineuses annoncent chaque saison, accompagnées de jeux de lumières LED qui clignotent tout en changeant de couleur. Ces effets visuels symbolisent la fragilité des cycles naturels et l’effacement progressif des frontières entre les saisons. Par exemple, l’automne représenté par des teintes jaunes et orangées se confond avec les teintes rouges de l’été. Au fil du spectacle, on observe subtilement que les quatre saisons distinctes tendent à se fondre en deux.
Silence, ça pousse !
On s’attendait à avoir la musique de Vivaldi en boucle pendant 1h30, mais la pièce s’ouvre sur un silence saisissant, troublé seulement par les souffles et les pas lourds d’un corps puissant en mouvement. Sous une lumière orangée évoquant l’automne, le danseur Boštjan Antončič, vêtu d’un short de sport ample, entame un solo puissant et terrien. Ses mouvements alternent entre courses, sauts et ancrages au sol rythmés par ses souffles, évoquant ceux d’un animal en détresse. Cette performance nous plonge au cœur d’un automne sauvage : c’est la saison de la chasse. Progressivement, trois autres danseurs, tous en jogging, le rejoignent sur scène tandis que le mot Autumno s’inscrit en lettres capitales sur le mur du fond.
L’absence initiale de musique peut dérouter le spectateur et sembler longue. En hiver, la musique de Vivaldi lorsqu’elle apparaît, est fragmentée et inaudible. Les deux saisons les plus difficiles de l’année défilent péniblement, puis arrive le printemps. C’est alors qu’un moment de grâce se produit, mettant en lumière le talent chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker (ATDK). Le célèbre air printanier de Vivaldi est interprété de façon peu conventionnelle : le magnifique et bouleversant Lav Crnčević le scande en frappant le sol de ses pieds. Il est rapidement rejoint par le magnifique danseur José Paulo dos Santos. Une séquence de claquettes inattendue et magnifique. Finalement, la musique de Vivaldi jaillit dans toute sa splendeur, mais dans une interprétation personnelle et originale. Il s’agit de la version enregistrée par la violoniste virtuose Amandine Beyer, collaboratrice de longue date de la compagnie Rosas, accompagnée de son ensemble Gli Incogniti.
Le droit du sol
ATDK, toujours en quête de casser et repousser les limites de la danse, bouscule à nouveau les codes. Tout en conservant ses signatures caractéristiques – lignes, diagonales, figures géométriques – elle intègre des éléments de hip-hop et de breakdance comme des numéros d’équilibristes, sur les mains ou la tête. Cette fusion crée une pièce hybride, où les figures géométriques emblématiques de son style cohabitent avec des mouvements plus urbains et acrobatiques.
Cette évolution est en partie due à la collaboration avec son ancien élève Radouan Mriziga, figure du breakdance ainsi qu’à la présence du danseur français Nassim Baddag, également issu du hip-hop et du breakdance. Leur participation renforce l’aspect novateur de cette création.
À lire également : Six Suites de Bach, à l’école d’Anne Teresa de Keersmaeker
La partie finale est particulièrement remarquable. Les danseurs, vêtus de chemises transparentes ornées d’oiseaux et de poissons, nous offrent une conclusion onirique, où la danse se mêle à la glisse sur glace, dans une célébration de la nature et du retour à l’hiver.
Si le début de la pièce, exigeant et complexe, peut dérouter les néophytes et sembler s’adresser à une élite, cette création offre néanmoins quelques moments de pure grâce qui font l’unanimité. Fidèle à son approche, Anne Teresa De Keersmaeker bouscule les codes de la danse en introduisant des éléments de la culture urbaine. Mais ce spectacle hybride sert un propos plus large : sensibiliser le public à la catastrophe écologique qui nous attend.