DANSE – Le ballet néo-romantique de John Cranko fait un retour triomphal sur la scène de l’Opéra Garnier après sept années d’absence. Cette reprise est doublement marquante : elle signe les adieux prochains de l’étoile Mathieu Ganio avec Ludmila Pagliero, mais permet aussi d’admirer une distribution alternative exceptionnelle, réunissant trois étoiles au sommet de leur art : Dorothée Gilbert, Hugo Marchand et Guillaume Diop. Ils livrent une interprétation magistrale qui prouve, s’il en était besoin, que ce chef-d’œuvre méritait amplement de retrouver la scène parisienne. On n’aurait pas pu rêver mieux comme distribution, et on vous explique pourquoi.
Créé en 1965 par le chorégraphe sud-africain, John Cranko, Onéguine s’inspire du chef d’œuvre éponyme d’Alexandre Pouchkine, tout en faisant l’impasse sur la partition de l’opéra de Tchaïkovski. Il préfère piocher dans d’autres morceaux du compositeur russe, sans lien avec l’Opéra. Ce choix musical inattendu sert admirablement ce ballet néo-romantique au souffle narratif puissant.
À cœurs perdus
En effet, la force de ce ballet réside dans la clarté de sa dramaturgie, calqué sur le roman de Pouchkine. L’œuvre dépeint non seulement deux histoires d’amour avortées mais surtout le parcours d’un héros égoïste qui s’ennuie, et qui va précipiter sa perte dans un duel fatal contre son meilleur ami et condamné à regretter éternellement d’être passé à côté de l’amour de sa vie. Le récit se déploie avec une fluidité remarquable, où chaque geste, chaque pas de danse, chaque costume et chaque décor contribue à l’élaboration du drame et à la construction des personnages. La chorégraphie mêle habilement pantomime et mouvements dansés, ponctuée de certains « leitmotivs » symboliques : ainsi la scène où Onéguine déchire la lettre de Tatiana trouve un écho dramatique dans le rejet final de celle-ci, où elle en fera de même avec celle du « héros ».
3 Étoiles
Onéguine tire sa force dans l’interprétation de ses danseurs, articulée autour d’un quatuor de personnages – Tatiana, Onéguine, Olga et Lenski – dont les destins sont liés. Le premier tableau dévoile une scène estivale baignée de teintes chaudes, où des jeunes filles bien élevées se prélassent à l’ombre des bouleaux. La vie semble belle et douce pour ses jeunes gens d’un milieu aisé. Aubane Philbert incarne alors une Olga d’abord légère, joyeuse et adorable puis tragique avec une grâce particulière dans ses mouvements et ses ports de bras empreints de romantisme.

À ses côtés, Guillaume Diop compose un Lenski saisissant, traversant toute une gamme d’émotions. Du gentil garçon épris de la belle Olga, il se transforme en amant trahi à l’orgueil meurtri jusqu’au désespoir le plus profond face à la trahison d’Onéguine, qu’il n’hésite pas à gifler plusieurs fois avant de le provoquer en duel. Son solo à l’acte II, précédant le duel fatal, prend une dimension bouleversante malgré une chorégraphie relativement simple. Par sa seule présence et quelques tours et bras tendus, il parvient à transmettre toute sa détresse, créant une communion immédiate avec le public. Il souffre, et nous avec lui.
Anti-héros
Dans le rôle-titre d’Onéguine, relativement dépourvu de solos, Hugo Marchand brille par son jeu d’acteur et l’expression de son visage. Son interprétation du dandy désabusé est toute en finesse : ni cynique, ni manipulateur, plutôt blasé et consumé par l’ennui, méprisant la société qui l’entoure. Dès le premier acte, son arrogance transparaît dans un simple sourire quand il rend son roman à Tatiana, jugeant la qualité de ses lectures. Dans le second acte, sa décision de séduire Olga, la sœur de Tatiana semble impulsive et naître d’un caprice d’ennui. Mais sous son air hautain, dans le dernier acte, il laisse entrevoir la faille d’un cœur qui finira par s’éveiller trop tard. Dommage pour lui.

Dorothée Gilbert incarne une Tatiana remarquable dont l’évolution est saisissante : de la jeune fille romantique osant déclarer sa flamme à un homme par une lettre d’amour à la femme du monde ayant choisi d’épouser le prince Grémine. Tatiana, c’est une femme forte qui assume ses choix et qui prend son destin en main. Ses duos avec Hugo Marchand atteignent des sommets d’émotion, que ce soit dans la scène de rêve de Tatiana aux portés virevoltants ou dans leur dernière confrontation aux étreintes déchirantes, où Tatiana lui fait comprendre qu’il aurait pu être sa plus belle histoire d’amour, mais que le destin en a décidé autrement. On assiste alors à une alchimie scénique de deux danseurs d’exception, qui nous ont fait tant vibrer.
Le corps de ballet, loin d’être un simple décor, accompagne l’évolution dramatique en trois tableaux distincts : d’abord une jeunesse rurale virevoltante avec des rondes villageoises, un brin mièvre, puis une bourgeoisie avec leurs valses et mazurkas, et enfin la société noble et raffinée de Saint Pétersbourg.
À lire également : Paquita, cast A : divas !
Onéguine s’impose comme un ballet incontournable du répertoire, dont la puissance dramatique ne laisse personne indifférent. Cranko explore avec finesse le malheur d’une occasion manquée et des choix qui façonnent nos destins. Le regret final d’Onéguine, résumé dans cette phrase bouleversante : « Et le bonheur était possible », met en lumière ces instants décisifs qui, une fois perdus, ne se rattrapent jamais.

