AccueilSpectaclesComptes-rendus de spectacles - LyriqueDon Giovanni : mémoires d'un Commandeur

Don Giovanni : mémoires d’un Commandeur

OPÉRA – Un récit immersif de la représentation de Don Giovanni au Teatro Olimpico de Vicenza, organisée dans le cadre de l’édition 2025 du Vicenza Opera Festival par la compagnie d’opéra placée sous la direction d’Ivan Fischer.

L’Éveil de la Statue

Je suis le Commandeur, figé pour l’éternité dans la pierre du Teatro Olimpico de Vicenza. Depuis ma niche de marbre, surplombant l’antique scène, je veille. Ma silhouette embrasse d’un regard immobile le parterre d’ombres et de lumières où, ce soir, le drame se rejoue. Je sens, malgré la rigidité de mes traits, l’agitation feutrée de l’attente, le murmure des sièges qui s’ajustent, disposés éphémèrement pour satisfaire le confort des spectateurs. La pierre froide qui me constitue ne m’a pas ôté la mémoire. Au contraire, elle a gravé en moi, dans une éternelle conscience, la douleur, la colère et un sentiment de justice qui ne s’éteint jamais. Les spectateurs ignorent la tempête qui gronde dans mes veines mortes. Mais moi, je me souviens.

Souvenirs du Drame

Sous mon regard impassible, les spectres de mon passé se dessinent entre les colonnes du palais scénique conçu par Andrea Palladio et Vicenzo Scamozzi à la fin du XVIe siècle. Ma très chère fille, Donna Anna, fragile étoffe d’orgueil et de larmes, plane sur ce théâtre comme un parfum d’innocence blessée. À ses côtés, Don Ottavio, mon gendre, noble âme dont la droiture contraste tant avec la turbulence du monde. Je revois Donna Elvira, égarée, ardente, poursuivant l’ombre de ses amours déçus. Masetto, rustique et sincère, tente de retenir sa fiancée Zerlina, alors que Leporello, compagnon fidèle de la duplicité, traîne son manteau d’ironie derrière le masque du maître. Don Giovanni… Ah, Don Giovanni, météore insaisissable, cause de toutes mes nuits sans sommeil, fascinant et funeste, qui fit basculer le monde sous mes pieds.

© crédit Didier Descouens / Wikimedia Commons

Sur la scène, des danseurs-statues se figent et se meuvent en silence, imitant nos postures éternelles ou s’agglomérant pour suggérer des éléments d’ameublement (un banc, une table) ou d’architecture (un balcon, une tombe). Une douce sensualité émane de leurs corps. Les décors minimalistes laissent l’extraordinaire perspective du Teatro Olimpico s’emparer de l’espace, mis en valeur par les éclairages bleutés. Les costumes, eux, éclatent de couleurs subtiles, drapés de soie et de brocart, dorures légères, masques vénitiens. Ces scènes imaginaires dégagent une harmonie visuelle qui évoque chez moi les capricci [scène imaginaire mêlant décors antiques, ruines et personnages] de Guardi, ainsi que les tableaux de Tiepolo ou Longhi qui décoraient autrefois les murs de mon palais.

La Vie Antérieure

J’accorde une attention toute particulière à la voix de celle qui fut ma fille. Maria Bengtsson possède un timbre rond, enveloppant, d’une grande homogénéité et aux multiples nuances. Son chant révèle une pureté poignante : ses plaintes deviennent fioritures, sa colère se transforme en prière. Don Ottavio (Bernard Richter) impressionne par la puissance de son chant, la clarté de son timbre, la maîtrise de sa respiration et la précision de ses notes tenues. Il chante avec une certaine complaisance et beaucoup d’assurance, d’une voix capable de réveiller un mort ! Cependant, je suis rassuré de voir mon futur gendre veiller ainsi sur ma fille.

Donna Elvira est animée par une passion intense. Elle rejoint ma fille et Don Ottavio dans leur quête de justice. Miah Persson incarne ce personnage complexe avec une voix brillante, mettant davantage l’accent sur sa vulnérabilité que sur sa fureur. J’ai été étonné lors de sa première apparition : elle paraît déjà résignée, tournant Don Juan en dérision plutôt que de réclamer vengeance. Protectrice, elle intervient pour sauver Zerlina des griffes du monstre, évitant ainsi qu’elle ne subisse le destin tragique de ma pauvre Anna.

La voix claire et agile de Samantha Gaul est particulièrement séduisante. Prudemment méfiante dans son duo avec Don Giovanni, elle devient ensuite tendre et amoureuse lorsqu’elle retrouve son cher Masetto. Sa voix colorée révèle une expressivité piquante et nuancée. Daniel Noyola interprète Masetto avec une voix de basse aux graves sonores. Il en fait un personnage assuré et résolu, s’éloignant du portrait traditionnel du paysan naïf ou jaloux souvent associé à ce rôle.  

© Giulia Trevisanello / Wikimedia Commons

Association de malfaiteurs

Je ne peux m’empêcher de rire en repensant au cri de frayeur de Leporello lorsque j’ai frappé à la porte de son maître. Luca Pisaroni incarne son personnage avec une voix puissante, une diction précise et un jeu d’acteur à la fois riche et charismatique. Plutôt que d’interpréter un simple personnage bouffe, il met l’accent sur l’humanité du rôle, faisant ressentir au public la compassion plutôt que l’amusement face aux caprices de son maître, laissant deviner une inquiétude croissante. 

À ma grande surprise, mon ennemi juré, certes provocateur et hautain, ne ressemble pas à mon assassin cruel et arrogant. Il me fait davantage penser à un certain Casanova rencontré à Venise lorsque je fréquentais les ridotti [salles de jeu]. Grâce à sa voix assurée, timbrée et nuancée, ainsi qu’à son physique parfaitement adapté au personnage, André Schuen incarne avec justesse ce libertin dépourvu de toute cruauté . D’ailleurs, ce n’est pas son épée qui m’occis mais une statue qui s’écroule sur moi lors de sa fuite. Quel lâche !

L’orchestre, tapi dans l’ombre, fait résonner des cuivres à la sonorité audacieuse, comme un écho venu d’un siècle futur. Les trombones, en particulier, confèrent à la partition une gravité nouvelle, une noirceur que Mozart effleurait mais que ce soir, le chef d’orchestre Ivan Fischer ose exalter. Les cordes frémissent, les bois murmurent, mais ce sont bien les cuivres (avec des pupitres renforcés et des cors placés au centre), aux timbres pré-romantiques, qui annoncent mon apparition, faisant vibrer dans l’air la menace et la fatalité. 

Quand la Statue prend vie

La scène du banquet approche. Je sens, sous la lourdeur de la pierre, le frémissement d’un destin qui s’accomplit. Lorsque le moment vient, je quitte ma niche dans un souffle imperceptible et prends place parmi les danseurs-statues formant le piédestal de ma propre figure sculptée. La voix de Krisztian Cser, grave comme la terre, s’élève pour défier Don Giovanni, lui rappelant inéluctablement la suprématie de la mort. L’espace d’un instant, je ne suis plus spectateur, mais acteur de mon propre mythe : je tends la main, j’ouvre la porte de l’Enfer, et le séducteur s’y engouffre, sans retour. La pièce s’achève sans la scène finale moralisatrice propre à la tradition classique. Don Giovanni demeure à jamais pétrifié.

À lire également : Don Giovanni double le malaise à Aix

Retour à la Solitude et à la Contemplation

Lentement, je regagne ma place, ma niche de pierre, redevenant statue. Les applaudissements éclatent, effleurent mon armure froide, mais nul ne sait que, ce soir, le Commandeur se sera immiscé parmi les vivants. Je contemple la scène, baigné dans la lumière mourante, et je songe à ma vengeance accomplie mais aussi à la beauté fugace des voix humaines qui me raniment le temps d’un opéra.

Ainsi veille la statue, les statues, gardiennes du théâtre et des souvenirs…

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