Lac d’argent sucré-salé à Nancy

OPÉRA – Comme un plat sucré-salé, Le Lac d’argent de Kurt Weill présenté à Nancy mélange les saveurs, entre rire et larmes, entre vie et mort, entre amour et haine, entre qualités et défauts. 

Plat de Résistance !

Le Lac d’argent de Kurt Weill a été créé en 1933 en Allemagne, en pleine ascension du nazisme : classée parmi les œuvres d’art dégénérées, elle fut interdite et le compositeur dut prendre la fuite vers la France puis les Etats-Unis. C’est une œuvre qui dénonce par l’absurde, le burlesque et le rire la montée du fascisme. La dérision s’y mélange à la profondeur. Les paroles lourdes sont chantées sur des musiques joyeuses et entrainantes. La mise en scène d’Ersan Mondtag manie des références cinématographiques douces-amères : un cimetière à la Tim Burton, un mur de fond décoré d’un ciel nuageux devant lequel se trouve un escalier menant à une porte, comme dans le Truman Show, un intérieur de manoir dont la déco ne déplairait pas à la Famille Adams, et un impressionnant temple égyptien doté de statues aux anachronismes farfelus faisant notamment référence à Turandot. Parmi les costumes, surprise ! On retrouve les storm troopers de Star Wars. Toutes ces citations font référence, de près ou de loin, à la dictature, dans laquelle les personnages se débattent et tentent de résister, à leur manière. 

© Jean-Louis Fernandez
Plat du jour : ananas

Le livret de Georg Kaiser raconte l’histoire du gendarme Olim qui blesse le jeune Severin, coupable d’avoir braqué un magasin. Mais quand il découvre que le fugitif n’a volé qu’un ananas pour se sustenter, il est pris de remords. Ayant gagné un château au loto, il décide de se dédier à sa victime, dont il tombe finalement amoureux. Dépossédé par Madame von Luber, il doit finalement fuir avec son amant. Le lac entourant le château ayant gelé, prenant ainsi une couleur d’argent, ils peuvent le traverser pour sauver leurs vies. Cet ananas, ingrédient essentiel du répertoire gastronomique sucré-salé, est ainsi le symbole de cette œuvre. Derrière le rire des bouffonneries qui émaillent ce livret foutraque, se cache un propos lourd, auquel l’Histoire donnera une résonnance plus noire encore. En 1935, Georg Kaiser, s’apprêtant à fuir le nazisme en Suisse, écrivit à Kurt Weill, lui déjà forcé à l’exil, les mots suivants : « Kurt, à Grünheide, l’hiver continue. Le conte d’hiver se poursuit. Le lac est gelé et devient un lac d’argent. On peut encore le traverser – mais pour aller où ? Pour aller où – telle est la question. Si on connaissait la réponse, on saurait tout. C’est tout. Rien de plus ». Bref, c’est à peine s’il n’avertissait pas déjà que… « winter is coming ».

© Jean-Louis Fernandez
Menu du chef

Le chef Gaetano Lo Coco lance d’emblée d’un geste sec et fougueux l’Orchestre de l’Opéra de Lorraine dans un tourbillon musical : dès l’ouverture, le festif trouve en contrepoint des mouvements profonds, qui annoncent la suite dans tout son côté populaire, et dans toute sa gravité. 

Plateau d’argent

Une partie des comédiens ont participé à la création de la production à Anvers. Les textes parlés étaient alors dans leurs langues naturelles : le flamand et l’allemand. Ils les traduisent ici en français (en gardant des passages en allemand ou en anglais). Mais ce n’est pas un langage qui leur est naturel, et cela se ressent, et pas seulement par leurs accents chantants. Les improvisations manquent de naturel, les hésitations heurtent leurs incarnations théâtrales et créent une distance, légère certes, avec le jusqu’au-boutisme de leur engagement burlesque. Or, en matière de théâtre, la moindre distanciation fait tomber l’artifice de la représentation : la distance se répercute aussitôt sur le spectateur qui peine dès lors à accepter d’entrer dans l’univers absurde et exagéré qui lui est proposé. 

© Jean-Louis Fernandez
  • Benny Claessens, qui joue Olim, n’en est pas moins impressionnant par son abattage : il crie jusqu’à en perdre la voix, gémie, gesticule, mouillant la chemise même quand il n’en porte pas, plongeant dans le grotesque pour mieux en ressortir touchant dans un final d’une grande sensibilité. 
  • Ava Dodd chante Fennimore (dont Anne-Élodie Sorlin assure l’incarnation théâtrale) avec une pointe de second degré et une voix lyrique maîtrisée sur son large ambitus. 
  • Joël Terrin incarne Séverin, lui prêtant sa voix épaisse, dense et ancrée, aux graves structurés. 
  • Nicola Beller Carbone se charge de la malfaisante Madame von Luber d’une voix percutante. 
  • James Kryshak s’empare du double rôle de l’agent de la loterie et du Baron Laur, d’une voix placée dans le masque, ferme et volumineuse. 
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Digestif

Ersan Mondtag crée une mise en abîme : le spectacle se déroule en fait en 2033. Pour fêter le centenaire de l’œuvre, une troupe remonte Le Lac d’argent et doit faire face à la censure de l’extrême droite qui monte alors en Europe. Si le concept est en soi intéressant, il lui manque d’être poussé plus loin d’un point de vue philosophique : le nazisme du XXIème siècle prend-il la même forme que celui du XXème ? Sinon, quel serait le danger fondamental qu’un Kurt Weill dénoncerait de nos jours ?

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