ENTRETIEN – Bruno Bouché, chorégraphe et ancien danseur de l’Opéra de Paris, nous a accordé une heure de son temps pour une rencontre passionnante à une table de café. Depuis 2017, il dirige avec brio le Ballet de l’Opéra National du Rhin. Au cours de cet entretien, il a retracé son parcours, évoquant ses rencontres marquantes (avec la légendaire Pina Bausch), et évidemment sa passion inextinguible pour la danse. Il s’est également exprimé sur son rôle de directeur et sur son coup de cœur récent au festival d’Avignon. Une interview fleuve, dont vous ne ferez qu’une…?
Comment la danse s’est-elle imposée à vous ?
Dès la maternelle, je me souviens improviser des chorégraphies dans le salon de mes parents devant leurs invités, ressentant un besoin profond d’expression et de liberté. Cette passion m’a poussé à convaincre mes parents de m’inscrire à l’école municipale de danse.
Étant issu d’une famille nombreuse en banlieue parisienne, j’ai trouvé dans la danse un refuge et un moyen de m’exprimer. La connexion avec cet art s’est faite de manière naturelle grâce à mon instituteur, également maire-adjoint à la jeunesse et au sport, et donc en charge de l’école municipale de danse. C’est ainsi que mon parcours dans le monde de la danse a véritablement pris son envol.
Et le premier choc chorégraphique ?
À l’âge de 18 ans, en tant que stagiaire à l’Opéra de Paris, j’ai eu la chance d’être choisi par Pina Bausch pour danser dans son Sacre du printemps. Cette expérience fut une véritable révélation pour moi et a profondément influencé mon approche de la danse. C’est à ce moment-là que j’ai compris que si j’avais choisi la danse c’était pour exprimer ces sentiments profonds et essentiels. J’ai vu par la suite toutes ses créations du Tanzteater de Wuppertal au Théâtre de Ville et la puissance d’expression et la diversité des corps présents sur scène m’ont bouleversé.
J’ai également eu la chance de faire partie de l’ère où Brigitte Lefèvre a transformé de l’intérieur le ballet de l’Opéra de Paris en invitant des chorégraphes contemporains comme Pina Bausch, Anne Teresa De Keersmaeker et Jérôme Bel. Cette ouverture à la diversité des styles a permis d’enrichir considérablement le répertoire de la compagnie et d’offrir aux danseurs de nouvelles perspectives artistiques. C’est dans ce contexte que j’ai pu évoluer dans un environnement où le classique cohabitait harmonieusement avec la danse contemporaine, nourrissant ainsi mon ouverture d’esprit.
Et en tant que spectateur ?
Parmi les plus marquants, je citerais :
- Le laveur de vitres de Pina Bausch, pièce créée suite à une résidence à Hong Kong et Bandonéon aussi de Pina Bausch où le public partait par grappe au Théâtre de la Ville. Ces premières pièces étaient en confrontation avec le public.
- Phèdre de Patrice Chéreau
- Les spectacles à la Ménagerie de verre : Un lieu vibrant, où j’ai découvert des œuvres avant-gardistes qui ont bousculé mes perceptions et nourri ma réflexion.
Qu’avez-vous accompli votre compagnie Incidence (1999-2017) ?
J’ai eu la chance de contribuer à la création d’un espace de liberté artistique où l’expérimentation et la création contemporaine pouvaient s’épanouir. C’était un espace de respiration au sein d’une grande structure, où je découvrais à la fois le métier de directeur artistique mais aussi où je renouais avec l’esprit de troupe un peu saltimbanque, où chacun s’impliquait dans tous les aspects du processus créatif. On retrouvait l’essentiel de ce métier parfois oublié dans une grande maison, où tout est fourni et où il ne restait qu’à « enfiler ses chaussons » pour monter sur scène.
Pourquoi avoir quitté votre carrière de danseur pour reprendre le ballet de l’Opéra du Rhin ?
À 38 ans, j’ai été nommé directeur du ballet de l’Opéra du Rhin. Un tournant dans ma carrière de danseur. Ma décision de quitter l’Opéra de Paris découlait d’un désir d’explorer de nouveaux horizons. J’avais envisagé un moment de rejoindre la compagnie de Pina Bausch, mais elle m’avait encouragé à poursuivre mes propres créations.
Quand j’étais sujet à l’Opéra de Paris, j’avais exprimé à Brigitte Lefèvre, directrice de la danse, mon désir de changement, soit en devenant organisateur, soit en m’aventurant dans une compagnie indépendante. Son départ pour fonder le Théâtre du Silence en 1972 avec Jacques Garnier, une des premières compagnie indépendante pionnière en région, m’a inspiré. Elle m’a encouragé à « sauter sans parachute », me rappelant que la conjecture était différente de son époque, mais que je devais foncer.
C’est lors du premier « concours de jeunes chorégraphes de ballet » organisé par Malandain, le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux et le ballet l’Opéra National du Rhin en 2016 que l’opportunité s’est présentée. Ayant participé à l’organisation du concours en tant que directeur du festival « Les Synodales » à Sens, j’ai appris le départ imminent du directeur du ballet du directeur de l’Opéra National du Rhin. J’avais 15 jours pour déposer un dossier. Conscient que l’Opéra du Rhin n’avait pas une grande visibilité à l’époque, je n’avais pas vu l’appel à candidature, mais les planètes se sont alignées : j’ai été présélectionné puis nommé directeur. Loin d’être difficile, ce choix m’a ouvert de nouvelles perspectives. Devenir directeur d’un ballet national à 39 ans était inimaginable pour moi. À l’époque, mon projet était plutôt de créer ma propre compagnie et il était aussi important pour moi de quitter l’Opéra de Paris, de mon propre chef, sans y être poussé.
Comment recrutez-vous les danseurs ?
Pour la sélection des danseurs, j’ai la chance de pouvoir privilégier les auditions privées plutôt que les auditions publiques avec un jury. Cette approche me permet de mieux cerner les individualités et les motivations de chaque candidat. Le bouche-à-oreille fonctionne bien dans le milieu de la danse, et je reçois régulièrement des candidatures pour les postes à pourvoir. Je n’exclus pas de renouer avec des auditions publiques dans le futur, pour dynamiser le processus de recrutement. Cependant, je reste convaincu que les auditions privées offrent une meilleure opportunité de découvrir le potentiel individuel de chaque danseur.
Comment accompagnez-vous les danseuses et danseurs au long de leurs carrières ?
L’accompagnement des danseurs et danseuses tout au long de leur carrière est un défi constant qui exige une approche adaptative et bienveillante. La nouvelle génération n’a pas la même notion d’engagement et de passion que leurs prédécesseurs, ce qui nécessite de réfléchir à de nouveaux modes de management. Au sein de la compagnie, je m’efforce de mettre en place un cadre clair et protecteur qui permet aux danseurs et danseuses de s’épanouir à la fois individuellement et collectivement. En retour, ils doivent s’engager à donner le meilleur d’eux-mêmes. Chaque danseur doit comprendre qu’il peut exister en tant qu’individu tout en faisant partie d’un collectif et que son implication dans ce collectif est essentielle à la réussite d’un projet artistique commun. En tant que directeur, je suis le garant de ce cadre bienveillant. Ça passe par une écoute attentive de leurs besoins et une certaine disponibilité.
Quels sont les impacts des crises (sanitaires, économiques, écologiques, géo-politiques) sur votre travail, sur la danse à l’Opéra national du Rhin et sur la culture ?
C’est une question très vaste. D’un point de vue factuel, la crise sanitaire a permis d’aller encore plus loin dans la transformation profonde de la compagnie, et d’engager d’autant plus les artistes dans ce projet de transformation. Confinés, nous avons dû réfléchir à de nouvelles formes d’expression artistique, en développant notamment des projets vidéo et des capsules LGBT pour le mois des libertés. Cela s’inscrit parfaitement dans ma volonté de constamment innover. Je suis convaincu que la danse, par sa nature même, est plus apte à s’adapter et à se transformer que d’autres disciplines artistiques qui ont beaucoup plus les moyens que nous.
En tant que directeur artistique du CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin depuis 2017, de quoi êtes-vous le plus fier ?
L’une des réalisations dont je suis le plus fier est sans aucun doute l’espace de création que j’offre aux artistes. Il s’adresse aussi bien aux danseurs de la compagnie qu’aux artistes invités. Je suis convaincu que cet environnement favorable à la création est un élément essentiel de notre réussite et de la transformation d’un Ballet au XXIème siècle. Les artistes qui viennent créer au sein de notre compagnie témoignent souvent de leur gratitude pour la liberté et les ressources que nous leur offrons qui leur permet de s’exprimer pleinement.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?
Sans aucun doute, le défi le plus ardu que j’ai eu à relever est celui d’exister et de s’affirmer au sein d’une maison d’opéra. La danse est toujours subordonnée à d’autres disciplines artistiques : historiquement, c’est la musique qui dirige la danse. En tant que directeur, je suis également soumis à l’autorité de la direction générale dans mon contrat, ce qui limite ma liberté dans la gestion de la compagnie.
De plus, nous sommes confrontés à des contraintes budgétaires importantes. Avec moins de 20% du budget alloué à la programmation de la danse, il devient difficile de mettre en place des projets ambitieux et de faire rayonner le ballet comme nous le souhaiterions. Malgré ça, j’ai réussi à développer une visibilité internationale pour le Ballet national du Rhin, étant une des compagnie les plus diffusées en France et en nous produisant par exemples ces dernières saisons sur des grandes scènes parisiennes.
Comment les saisons chorégraphiques comme celle de 24/25 à l’Opéra du Rhin se composent-elles ?
L’élaboration d’une saison chorégraphique est un processus complexe qui exige une planification minutieuse et une prise en compte de nombreux paramètres. Tout d’abord la programmation du ballet s’inscrit dans le calendrier global de l’opéra, ce qui implique une certaine flexibilité. Puis nous sommes basés sur trois territoires, nous avons des scènes à Strasbourg, Colmar et Mulhouse, ce qui multiplie les défis logistiques et organisationnels. Et enfin, le dernier défi consiste à conjuguer mes aspirations artistiques avec les réalités pratiques et financières. Mon objectif est de construire une saison cohérente, en développant des axes dramaturgiques forts, tout en créant de nouveaux « grands titres» comme Les Ailes du désir ou On achève bien les Chevaux. Je m’efforce de sortir du carcan des 10 ballets classiques du répertoire en créant de nouveaux Ballets. Revisiter certains grands classiques n’est pas un des axes majeurs que je développe sauf quand elle est imaginée de manière innovante, comme le nouveau Casse-Noisette de Rubén Julliard, un artiste du ballet qui sera présenté la saison prochaine pendant la période de Noël. Cette création originale est surtout l’occasion de donner une chance à un jeune chorégraphe talentueux et de l’accompagner dans son processus créatif.
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Qui sont les publics de la danse à l’Opéra national du Rhin ?
L’Opéra national du Rhin a la chance de toucher un public de danse très divers et ouvert, qui va bien au-delà des traditionnels balletomanes. Notre programmation ne s’adresse pas uniquement aux connaisseurs, mais plutôt à un large éventail de personnes curieuses et désireuses de découvrir de nouvelles formes d’expression artistique. Grâce à des actions de médiation culturelle et des spectacles organisés dans des écoles de quartiers éloignés du centre, nous touchons un public qui n’a pas forcément l’habitude de se rendre à l’opéra. La collaboration étroite avec la Filature, scène nationale de Mulhouse, nous permet également de créer un vrai lien avec le public.
Vous venez de présenter Spectres au Théâtre de la Ville avec le ballet de l’Opéra National du Rhin, une juxtaposition de trois pièces. Pourquoi avoir choisi celles-ci ?
Ce spectacle vient d’un programme thématique qui donne naissance chaque saison à une nouvelle édition de Spectres d’Europe. La Table Verte de Kurt Jooss, pièce phare du Ballet national du Rhin, est à l’origine du titre de ce programme. Cette œuvre emblématique met en scène le spectre de la mort planant sur des diplomates réunis autour d’une table verte, symbolisant le jeu de pouvoir et les conséquences de leurs décisions sur la vie des gens.
Le triptyque présenté à Paris n’interroge pas directement le politique ni les méandres de l’histoire, mais chaque pièce incarne une résistance poétique essentielle afin de développer les nouveaux imaginaires si nécessaires pour répondre aux enjeux cruciaux de nos sociétés contemporaines. Ces 3 œuvres remettent au centre de nos existences la complexité et la fragilité du vivant, le besoin de l’autre, le désir, la force brutale de nos pulsions ou la puissance de la tendresse :
- Songs from Before : création de Lucinda Childs pour la compagnie en 2009 , explore l’idée d’évanescence et le hasard des rencontres ou des amours perdues à travers des figures énigmatiques, humaines ou non, qui évoluent dans un espace vaporeux.
- Bless-ainsi soit-il est une pièce fondatrice de mon travail chorégraphique, qui puise dans l’imaginaire du Combat de Jacob avec l’Ange .
- Enemy in the Figure : l’un de mes grands chocs chorégraphiques complète ce programme. Ici la puissance de la gestuelle des danseurs tente de réguler le chaos dans des ensembles d’une précisions implacables ou donne l’impression qu’ils se battent avec des forces fantomatiques.
On redécouvre donc Bless, ainsi soit-il, votre première création, qui parle d’un épisode biblique entre Jacob et l’Ange ? Pourquoi avoir choisi cet épisode en particulier ? On pense beaucoup à L’Annonciation de Prejlocaj…
La programmation de Bless ainsi soit-il en regard de L’Annonciation d’Angelin Preljocaj se marie en effet très bien, mais a été seulement joué trois fois en raison du Covid. Ce n’est pas la dimension religieuse, mais l’imaginaire autour des anges qui m’inspire depuis longtemps, comme un pendant à une quête de notre humanité jusqu’à l’explorer également dans Les Ailes du Désir, inspirée du film de Wim Wenders où un ange prend corps pour découvrir l’amour, le désir, la sensualité et les sensations physiques et le goût de la vie.
Dans Bless ainsi soit-il, le mythe de la lutte entre Jacob et l’Ange me touche particulièrement car il résonne avec mon histoire personnelle. Je souffre d’une blessure à la hanche, et cette lutte symbolise pour moi le combat contre la douleur et la quête de l’acceptation de sa propre condition humaine à travers son corps. L’ange, en touchant Jacob, lui permet d’accéder à une part de son humanité profonde.
Dans Enemy in the Figure, comment gérez-vous la partie improvisation des danseurs ?
Chez Forsythe, l’improvisation est codifiée et contextualisée. Les danseurs ont des mouvements à expérimenter comme des lignes à tracer et à détourner, en se concentrant sur des parties spécifiques du corps. Seuls 30% de la pièce sont laissés à l’improvisation, le reste étant chorégraphié.
C’était comment la collaboration avec JR ?
Tout a commencé lorsqu’une productrice m’a contacté pour remonter Les Bosquets, créé par JR en 2014 en collaboration avec le New York City Ballet, sur une musique originale de Woodkid, avec le danseur Lil Buck. C’était une expérience de dingue, qui m’a fait découvrir un autre milieu et côtoyer le monde du cinéma. Le tournage s’est déroulé pendant 2 à 3 nuits Clichy-sous-Bois et Montfermeil, dans des cités ou habituellement personne ne peut rentrer. J’y ai découvert une réalité à 20 min de Paris que je pensais ne plus exister en France depuis soit disant la disparitions des derniers bidonvilles dans les années 90. JR est un artiste engagé qui utilise son art pour dénoncer les injustices sociales. Son énergie débordante et sa passion sont contagieuses. On le suivrait n’importe où.
Votre prochaine actualité ? Un artiste avec lequel vous souhaiteriez collaborer ?
Je ne vais pas vous donner des noms de chorégraphes, car j’ai plus envie d’explorer des collaborations inédites avec des artistes de la musique actuelle, comme Feu! Chatterton, pour aller au-delà du champ chorégraphique traditionnel.
Avez-vous des spectacles à nous conseiller ?
Ce n’est pas un spectacle de danse, mais je viens de voir à Avignon Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues. C’est une pièce prodigieuse et bouleversante qui dit beaucoup de choses de nos vies. J’ai vu aussi de belles choses en danse cette saison, mais je n’ai pas eu de choc.
Que pensez-vous de Chrysoline Dupont fraîchement nommée à la tête de l’Opéra National du Rhin, votre maison ?
Notre rencontre a eu lieu dans le cadre de la préparation de son projet pour le ballet de l’Opéra du Rhin. Si nous nous connaissions déjà du fait de son passage à l’Opéra de Paris et à l’Orchestre de chambre de Paris, cette nouvelle collaboration marque le début d’une aventure. J’ai perçu sa volonté de s’inscrire dans la lignée de mon projet pour le ballet, tout en la questionnant sur l’équilibre décisionnel entre le ballet et l’opéra et en œuvrant à sa transformation. Le ballet peut ainsi être partie-prenante de la métamorphose de l’Opéra du Rhin.
Plusieurs initiatives vont alors être envisagées : des propositions d’opéras dansés et de créations originales, des projets interdisciplinaires, et un « programme hors les murs » pendant les trois années de fermeture de l’opéra pour travaux. Le ballet a un fort potentiel de proposition dans ce contexte, à condition que les moyens nécessaires lui soient accordés. Des modes de production obsolètes doivent être repensés, ce qui pourrait nécessiter de combiner différents types de financements privés et publiques.
Mon mandat de directeur de CNN s’achèvera normalement en juillet 2027. Si les mandats de direction ont une durée de dix ans, je n’exclus pas de faire la demande d’une prolongation exceptionnelle pour mener à bien mon projet au vu des deux années de pandémie, qui ont freiné considérablement la promotion du ballet du Rhin sur la scène internationale. Bien que ma fonction principale ait été celle de directeur artistique, je souhaite donner plus de place à mes propres créations chorégraphiques, et ainsi développer mon univers.