CONCERT – Entre deux grands rendez-vous lyriques, l’Opéra de Saint-Etienne sait aussi proposer de tout aussi savoureux concerts symphoniques. La preuve en cette soirée où il est pêle-mêle question de ballet, de romantisme, de défi technique et de poésie teintée d’une douloureuse mélancolie. Mais il y a un point commun à tout cela : la beauté, tout simplement.
C’est une technique imparable, à l’heure de faire le ménage dans des esprits chagrinés ou tourmentés, ou plus simplement essorés par un quotidien toujours un peu trop chargé : un petit coup de ballet et hop, la lumière revient au pas de course (ou plutôt de danse). Une lumière en l’espèce teintée d’une âme slave dépaysante, à l’occasion d’un concert stéphanois donnant, à trois temps évidemment, la folle envie de se laisser aller à quelques pas de valse et en tout cas à de discrets tapotements de pied par la grâce d’un programme copieux.
L’Everest en pleine Russie
Il y a d’abord le Coppélia de Leo Delibes, musique certes française mais marquée par des sonorités d’Europe de l’Est, avec cette fameuse Czardas constituant l’une des si délicieuses parties d’une œuvre dont sont aussi joués, ici, le Prélude et la Mazurka ainsi que la Valse de Swanhilde. Au menu figure aussi cette Suite d’orchestre du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, genre de medley des meilleurs passages symphoniques de l’œuvre, les plus grands tubes y étant conservés, comme la Danse des Cygnes introduite par des bois aux notes aussi sautillantes que les danseurs qu’on s’imagine, ou encore cette Mazurka offrant un tutti tel un tourbillon aussi sonore que galvanisant. Et puis, entre les deux, s’écartant soudain de ces paysages d’Europe centrale, voici se présenter rien de moins que l’Everest : le deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov. Un « Rach 2 » dont l’évocation suffit à faire suer même les plus expérimentés des pianistes, lui qui, dès les premiers accords saisissants du soliste, se présente comme un sommet d’intensité musicale, de technicité, et de poésie. Un chef d’œuvre, that’s all.
Ainsi, dans un concert si alléchant où ballet et romantisme font plus que bon ménage, il faut nécessairement des interprètes d’excellence, ce qui est ici pleinement le cas. A commencer par les musiciens de l’orchestre Saint-Étienne Symphonique Loire, qui tous trouvent à briller dès les premières notes d’un Coppélia où des cors à l’unisson appellent chez les violons une réponse enflammée, avant que bois et percussions ne viennent à leur tour se joindre à la fête. À leur tête, le chef ukrainien Sasha Yankevych use lui de manières d’architecte pour, avec des gestes précis et des mouvements millimétrés, forger le plus beau et expressif des matériaux sonores, ce qui s’entend avec d’autant plus de limpidité et d’éloquence dans un Lac des Cygnes parfaitement emballant. Là, entre autres motifs d’enchantement, voici un hautbois qui ensorcelle à l’ouverture, une trompette qui exalte dans une pétillante Danse napolitaine, et puis un violon et un violoncelle virtuoses dans le cantilène de l’acte II précédant un Final extatique empreint d’une Russie ici synonyme d’onirisme et de romantisme (et certainement pas de bellicisme).
Le ballet fait place nette aux émotions
La Russie, ce pays ayant également enfanté un Rachmaninov dépressif et prêt à tourner le dos à la musique, à l’heure de créer sans conviction, au XXè siècle débutant, son deuxième Concerto pour piano. Lequel constituera pour lui la somptueuse et puissante matière d’un triomphe revigorant, et pour la postérité une masterpiece dont Roger Muraro s’empare ici avec la plus juste des énergies et une parfaite maîtrise des tempi et des nuances. Il donne à ce tableau d’une vie tourmentée tous les transports émotionnels attendus : désolation, amertume, colère, languissement, et puis cette exultation finale d’un Scherzando comme une fulgurante apothéose sonore. Une œuvre totale, un film sans images, servi ici par un pianiste dont les doigts élastiques ne défaillent jamais.
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Roger Muraro vise toujours juste, tant sur le clavier que dans les âmes et les coeurs d’un public aux yeux presque embués. Un concerto à l’interprétation saisissante qui, entre deux musiques de ballet, permet de faire la place à des émotions aussi pures et vivaces que l’ovation réservée à l’ensemble des artistes, dont un Roger Muraro ayant pris le temps de montrer qu’il maîtrisait aussi son Chopin sur le bout de ce que l’on sait, avec un Nocturne offert en ultime et intime instant suspendu.
Demandez le programme !
- P-I. Tchaïkovski – Suite d’orchestre du Lac des Cygnes
- L. Delibes – Coppélia (extraits)
- S. Rachmaninov – Concerto pour piano n°2